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Appartient au dossier : Le cinéma contemplatif d’Audrius Stonys

Entre ciel et terre, le cinéma miraculeux d’Audrius Stonys

Les critiques qualifient le cinéma d’Audrius Stonys de contemplatif, et le réalisateur lituanien emploie le mot « miracle » lorsqu’il parle des effets du film documentaire. Découvrez comment la spiritualité imprègne son œuvre cinématographique, présentée à la Bpi dans le cadre de la rétrospective qui lui est consacrée, du 7 au 18 novembre 2024.

Antigravitacija / Antigravitation, Audrius Stonys (dir) 1995 @ Audrius Stonys/Studija Laukas

Des questions existentielles

Pour Audrius Stonys, filmer permet de voyager dans le temps, de remonter jusqu’à une époque où nous n’étions pas encore né·es, ou bien à une époque où nous étions différent·es d’aujourd’hui. C’est laisser une trace de ce que nous avons été, à un moment donné, et prolonger ainsi la vie des gens. « Je pense que le documentaire est un outil miraculeux pour faire face au temps, pour montrer comment être plus fort que le temps », résume-t-il. 

Mais « si tout ce que nous voyons est appelé à disparaître, est-ce que tout ce que nous voyons vaut la peine d’être sauvé ? » s’interroge le cinéaste. Sur quoi faut-il s’attarder finalement ? Partant du constat que la vie est plus précieuse que les biens matériels, que les ambitions, que sa vie même ou que ses films, Audrius Stonys s’attache à filmer l’essence du monde et des personnes, ce qui donne du sens à la vie. Selon Arnaud Hée, programmateur à la Bpi, il s’agit « d’un cinéma qui prend la forme d’une quête ouvrant sur un imaginaire, une exploration de toute la fragilité de la présence des êtres au monde, par une reformulation de ce dernier». Pour que les pensées ou l’histoire des personnes filmées prennent vie, Audrius Stonys montre leurs gestes, leurs attitudes ou leur interaction avec leur environnement. C’est leur rapport à l’éternité, à l’amour, à la mort ou à Dieu qu’il interroge avant tout.

Dans Fedia. Three Minutes After the Big Bang (1999), il pose pourtant ces questions à un homme en introduction du film : « Croyez-vous en Dieu ? Qu’avez-vous fait le plus dans votre vie : le bien ou le mal ? Pensez-vous que le paradis et l’enfer existent ? […] Rêvez-vous de la mort ? » L’homme, au visage usé et aux doigts noircis, se sert à boire et fume sa cigarette, sans formuler aucune réponse. Mais les légers mouvements de son visage témoignent de sa réflexion. Ces minutes de silence s’avèrent tout aussi efficaces pour dire le monde que les exposés scientifiques, très verbeux, qui précèdent et suivent cette scène. C’est à une expérience sensorielle que nous convie le cinéaste. « Toute velléité de portrait, toute tentative d’enquête donne lieu à un parcours sensible sans résolution. Les débuts de films sont à cet égard explicites : ils nous invitent à partager une sensation, un état du corps, à voler, à plonger, ou à respirer, mais se refusent à nous guider », explique Caroline Zéau, spécialiste de l’histoire et de l’esthétique du cinéma documentaire, dans un article de Décadrages. Audrius Stonys ne donne pas de réponses, il propose juste d’observer longuement et sous tous les angles.

Du micro au macro et de la terre au ciel

« Si vous voyez le monde d’un même point de vue, vous arrêtez de voir les choses. Pour observer, vous avez besoin de changer de perspective, de mise au point. Peut-être qu’en montant très haut dans le ciel, soudain vous regardez le monde différemment. Mais vous pouvez aussi voir le monde autrement si vous vous approchez très près », explique Audrius Stonys. Pour saisir l’invisible et le sensible, il propose donc différentes perspectives. Il opère des allers-retours entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, par exemple. Les cadrages au plus près des personnes font entrer les spectateur·rices dans la vie intérieure du sujet, quand les gros plans sur les éléments, dans The Woman and The Glacier (2016) par exemple, créent de nouveaux rapports au monde. L’eau ou des roches en plan macroscopiques peuvent rivaliser avec le paysage écrasant. Dans ce même film, un hélicoptère minuscule se déplace le long des parois montagneuses. L’instant d’après, un papillon est observé en plan macro, inversant les rapports de taille à l’écran. « En jouant avec le micro et le macro, en perturbant le sentiment de réalité, il confronte, de manière presque mystique, la beauté synthétique et la beauté naturelle, l’individu et la norme sociale », indique le descriptif du film Ūkų ūkai (2006)

Il use également des plongées et des contre-plongées pour varier les points de vue, mais aussi pour servir la représentation des mondes terrestre et céleste, ou pour matérialiser les rêves d’élévation spirituelle des humain·es. Son film Antigravitation (1995) est un « documentaire émouvant sur l’aspiration humaine pour les hautes églises, un recueil des besoins des gens à se lier à ce qui les dépasse ». Dans une séquence, les personnages filmés en surplomb semblent même se déplacer verticalement, vers le haut de l’écran. 

Filmés du ciel, comme dans Flight Over Lithuania or 510 Seconds of Silence (2000), les paysages, ponctués de nombreuses églises et de croix, révèlent leur beauté, comme un « miracle de la création, qui serait vu par les yeux d’un ange planant doucement au-dessus des plus beaux paysages lituaniens », selon le critique de cinéma Emmanuel Chicon. L’image du tunnel, au bout duquel jaillit la lumière, puis le survol, pourraient s’apparenter à une expérience extracorporelle, à la mort suivie de l’éternité.

Un verset de la Genèse accompagne d’ailleurs ces voyages entre le ciel et la terre dans Bridges of Time (2018) : « Dieu créa les cieux et la terre. Je le comprends ainsi : Les cieux sont de l’ordre de l’idéal, du spirituel et la terre, du matériel. Dans le cinéma documentaire, c’est pareil. On filme la terre, mais nous nous rappelons que le ciel est au-dessus de nous. On filme la substance, la réalité, mais on se souvient toujours qu’il y a de la spiritualité aussi », énonce la voix off.

La communion d’un peuple

The Bell (1989), Open the Doors to Him Who Comes (1989) et Gates of the Lamb (2014) sont des titres qui font directement référence à la religion chrétienne. Dans tous les films d’Audrius Stonys, la religion occupe une place importante, car ils dépeignent la société lituanienne, profondément marquée par son héritage catholique. Cette relation historique s’inscrit aussi dans le paysage. Les églises sont nombreuses, somptueuses ou rustiques et le motif de la croix, symbole de la foi comme de la résistance à l’occupation bolchévique, revient souvent. 

Même si le cinéaste s’intéresse davantage à l’humain dans sa globalité et aux questions existentielles, la vie des personnes filmées s’organise autour des rites religieux. Ce sont des moments de communion entre individus, propices à l’observation des vies intérieures. Les fidèles en prière tournent leur regard vers l’intérieur. C’est une expérience de la méditation et de la contemplation qui fait écho au cinéma d’Audrius Stonys.

C’est aussi une communion entre les membres de la paroisse, souvent sans mots, en silence. C’est cette partie invisible de leurs relations que le cinéaste cherche à saisir, dans des moments forts pour les Luthanien·nes et marqués d’un sceau spirituel : le baptême, les mariages et les enterrements. Dans Gates of the Lamb, par exemple, il s’efforce de capter et de restituer l’émotion des enfants et des adultes lors de cérémonies de baptême dans plusieurs pays. Il cherche le sens de ce rite liturgique pour chacun·e à travers des détails et pourtant il fait exister une forme d’universalité.

La religion rassemble les gens autour des mêmes références : une prière reconnue par toutes et tous comme le Pater, des chants qui s’élèvent vers le ciel, des mains jointes, des regards dirigés vers un point invisible en hauteur, des représentations du ciel et de l’infiniment grand. Le cinéaste joue de ces références dans ses films. L’évocation de l’immensité du ciel revient sous différentes formes : la hauteur, la pleine lune immense et lumineuse, la nuit étoilée, figurée parfois par des constellations de flocons de neige ou de petits insectes sur fond noir. Les chants religieux et les musiques liturgiques sont régulièrement intégrés dans la bande-son de ses films. Lui-même emploie des termes à connotation religieuse (miracle, âme, divin…) pour parler de ses films. Toutefois, il n’est pas nécessaire d’être croyant·e pour se laisser emporter par le cinéma d’Audrius Stonys et en sortir impressionné·e par la beauté et le sentiment d’éternité qu’il distille.

Publié le 04/11/2024 - CC BY-SA 4.0

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