Le documentariste autrichien Nikolaus Geyrhalter s’entretient avec Julien Farenc, responsable du service Cinéma de la Bpi qui, avec la Cinémathèque du documentaire, lui consacre une rétrospective au début de l’année 2023.
On peut lire partout que vous êtes autodidacte. Qu’est-ce que cela veut dire ?
J’ai tenté le concours de l’Académie du film de Vienne et j’ai échoué deux fois. Alors j’ai décidé de faire des films par moi-même.
J’ai également lu que vous aviez une formation de photographe.
Absolument, je viens de la photographie en quelque sorte, même si l’image fixe et l’image en mouvement sont radicalement différentes.
Quand vous avez commencé à réaliser, étiez-vous inspiré par des artistes en particulier ?
Je dirais Ulrich Seidl, car c’est le réalisateur de documentaires que j’ai découvert au cinéma. C’est lui qui a le plus influencé mes premiers films.
Quel était votre projet en commençant Échoués (1994), votre premier film ?
J’ai réalisé ce film car le projet était facile à produire. Les lieux de tournage se situent au même endroit, sur les rives du Danube près de Vienne. Bien entendu, filmer les rencontres et les paysages m’intéressait. J’ai essayé de mener à bien mon projet de réalisation, tout en étant au cadre et en travaillant pour la première fois en pellicule [35 mm et super 16 mm]. Je n’avais pas de formation de cameraman, alors c’était une première tentative.
Comment avez-vous rencontré Josef Fuchs, l’un des personnages du film ?
C’était une célébrité en Autriche, du moins à Vienne. Son étrange personnalité attirait régulièrement la télévision pour des reportages. Il était en quelque sorte le stéréotype de l’Autrichien un peu excentrique, qui accomplit un travail régulier et obscur, mais que tout le monde apprécie.
Christa Blümlinger, qui anime votre master classe et présente Échoués pendant la rétrospective, trouve le film terriblement viennois.
Sans doute à cause de la galerie de personnages, très locale, sans qu’aucun sujet plus large n’entre en jeu. Le but était d’arpenter cet espace et de satisfaire ma propre curiosité.
J’ai l’impression que la parole devient de plus en plus rare dans vos films. Plusieurs d’entre eux en sont même dépourvus.
Les raisons sont différentes en fonction des films. Parfois, quand cette parole a tendance à m’ennuyer, je préfère regarder sans propos pour me guider.
Regarder, c’est aussi écouter et s’émouvoir.
Toutes choses également en jeu sur une photographie, par exemple.
Le son est crucial dans vos films, même si la musique est plutôt rare.
Il n’y a pas de musique originale à l’exception de celle captée sur le vif avec l’image. Je me saisis du son produit au moment du tournage comme d’une musique originale. Enregistrer en surround l’acoustique des lieux permet de recréer l’environnement sonore.
Parfois, je ne parviens pas à l’enregistrer correctement au moment de la prise de vue. Les micros enregistrent des parasites, qui me contraignent à retravailler, au montage, la matière que nous avons capturée. L’empreinte acoustique, c’est-à-dire l’ensemble des éléments de la séquence sonore que nous avons façonnée pour le montage du film, est une musique qui a pour moi une forte charge émotionnelle.
Privilégiez-vous le son direct ?
Autant que possible. La chose devient vite délicate quand on enregistre en multicanal et en omnidirectionnel. Enregistrer avec un micro directionnel le son devant la caméra est une opération simple, mais enregistrer l’ambiance derrière la caméra devient rapidement incontrôlable.
Très souvent, nous avons de beaux enregistrements d’ambiance impossibles à exploiter à cause du bruit d’un avion ou d’un camion au loin. Nous devons alors reconstruire l’espace acoustique pour le dépolluer. Le son surround est très efficace pour immerger le spectateur dans le cadre, mais aucun événement sonore ne doit le distraire de l’action à l’écran, en tous les cas aucun son saillant.
La musique peut donc être une source de distraction.
La musique rend les choses plus faciles mais ne favorise pas la concentration du spectateur.
Dans quasiment tous vos films, les personnes filmées sont placées au centre du cadre. Parleriez-vous de signature visuelle ?
Probablement. Et de mon intérêt pour l’humain. Homo sapiens dans son environnement, c’est bien de lui dont il s’agit.
C’est également une manière d’observer le paysage.
Également. C’est une manière de libérer le spectateur, de lui laisser l’espace de décider. Si vous regardez quelqu’un filmé en grand angle, vous pouvez décider de regarder son visage, le paysage dans lequel il s’inscrit, ou tout simplement d’écouter sa parole. La situation est réelle, car sur le terrain personne ne vous impose d’observer en gros plan, personne ne vous cache ce qui vous entoure.
Vous n’aimez pas les gros plans ?
Non, précisément parce qu’un plan très rapproché oblitère le réel dans sa globalité et ne permet pas au spectateur d’appréhender complètement la situation.
La distance avec ceux que vous filmez est aussi décisive.
Oui, même si, paradoxalement, avec l’optique grand angle, cette distance produit une image plus large que la réalité. Même si la personne filmée se tient proche de la caméra, le grand angle crée artificiellement de l’espace. Mais je tiens beaucoup à cet espace de respiration.
Quelque chose comme un écrin ?
Je parlerais plutôt de scène, de plateau. Comme pour dire : « Maintenant, voici le cadre dans lequel tu peux te tenir, simplement, comme sur scène, où tu peux jouer à être toi-même. La caméra t’observe, mais tu ne dois pas te résigner. » Il s’agit de ne pas prétendre que la caméra n’est pas là.
Certains thèmes traversent vos films de manière récurrente : les frontières qui se déplacent, les effets de la mondialisation, les changements climatiques, le rôle des sciences et des technologies. Les frontières invisibles sont nombreuses, en Bosnie, en Ukraine, dans le Sahara. Elles sont également nombreuses à être tangibles à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Europe. D’où vient cette obsession pour les frontières ?
Une obsession… Pour être tout à fait honnête, ce sont des sujets qui intéressent tout un chacun. J’essaye de regarder les situations d’un petit peu plus près ou d’un angle différent. Nous avons tous à composer avec notre environnement et ses frontières. Qu’attendons-nous d’une frontière ? Qu’est-ce que nous ne sommes pas prêts à céder ? Je ne pense pas innover dans ma façon d’aborder le réel. Je veux simplement aller voir et apprécier la situation par moi-même.
Cette question des frontières a-t-elle à voir avec le fait d’être né au centre de l’Europe ?
À l’évidence, mon cinéma se fonde sur mon expérience personnelle, sur la manière dont j’ai été élevé et sur mes préjugés.
Voulez-vous suggérer que personne ne peut convaincre les hommes de ne pas s’installer ailleurs ?
J’observe que les Européens sont déterminés à stopper l’immigration et je suis convaincu que nous n’avons pas le droit moral de le faire, si l’on considère notre passé colonial. Si l’on regarde le présent, cette question prend une tournure beaucoup plus globale avec les dérèglements climatiques. De nombreux endroits sur Terre vont devenir inhabitables. L’Europe va devoir faire face à de nouveaux réfugiés, qui vont bientôt frapper à sa porte.
La plupart des flux migratoires concernent pour le moment les pays du Sud.
Bien entendu, mais ce qui m’intéresse est la manière dont l’Europe agit.
Vous sillonnez constamment la planète.
Moins que l’on pourrait penser, en tous les cas pas pour les vacances.
Comment faites-vous vos repérages ?
Nous travaillons beaucoup en amont, sur Internet. Beaucoup de personnes m’ont aidé, depuis vingt ans que je travaille comme cinéaste. Elles sont d’ailleurs de plus en plus nombreuses. Le processus est très complexe, car il devient de plus en plus difficile d’obtenir des autorisations de tournage auprès de grandes entreprises multinationales. Les premiers contacts sont pris en ligne pour obtenir toutes les informations sur les lieux de tournage. De cette manière, nous limitons au maximum les déplacements préalables. Je me déplace uniquement pour tourner.
Êtes-vous toujours derrière la caméra ?
Toujours, je réalise tous les plans.
À l’exception des plans sous-marins en Grèce pour Exogène (2022) ?
Oui, pour la bonne et simple raison que je ne peux pas plonger (rire).
En 2000, vous avez entrepris un tour du monde qui est devenu le film Ailleurs. Vous aviez un intérêt particulier pour les peuples autochtones ?
J’avais l’intuition que les modes de vie sur notre planète étaient encore très diversifiés. J’avais peur que le bug de l’An 2000 ne menace nos ordinateurs et j’étais convaincu que le passage au nouveau millénaire était une étape importante dans l’histoire de l’humanité. Je suis donc parti à la découverte d’autres systèmes de pensée, tout simplement menacés de disparition dans les années à venir.
Au fil des ans (2015) est un film sur la longue durée, qui observe durant dix ans les anciens salariés d’une usine textile. Avez-vous envie de renouveler l’expérience ?
Si l’occasion se présente, pourquoi pas ? Il n’était pas prévu que le tournage dure si longtemps. Si j’étais venu en expliquant que j’allais tourner pendant dix ans, personne n’aurait jamais accepté. Les choses sont venues au fur et à mesure que les tournages se succédaient. Après dix ans, ORF [Österreichischer Rundfunk, la télévision publique autrichienne] nous a demandé d’y mettre un terme. C’était déjà extraordinaire de bénéficier de cette liberté.
Ce que j’aime dans ce film, c’est qu’il n’était attendu par personne. Le mois suivant, à chaque fois que nous retournions sur place, pour tourner à nouveau un ou deux jours, l’aventure continuait. Mais au bout de dix ans, il était temps d’arrêter car nous avions assez de rushes. Nous avons donc expliqué à tout le monde que nous ne reviendrions pas.
J’ai l’impression qu’avec vos deux derniers films, Terre (2019) et Exogène (2022), on assiste à un changement d’échelle dans la manière dont vous filmez le paysage.
Le paysage est le biotope dans lequel nous évoluons et que nous façonnons à notre image. Le paysage est le miroir de la société.
Homo sapiens semble penser le paysage comme une composante immuable et naturelle.
Mais qu’est-ce que la nature ? Faisons-nous partie de cette nature ?
Pourtant rien n’est naturel dans un paysage, à l’exception de quelques recoins de la forêt primaire en Amazonie ou à Bornéo.
Effectivement, et même là-bas, la contamination des microplastiques est partout. Cette matière exogène à la nature n’existe pas sans Homo sapiens. Quel visage aurait le monde sans notre espèce ? Tant qu’Homo sapiens existe, que reste-il de la nature ? Nous sommes des prédateurs qui ne tolérons pas la coexistence avec d’autres espèces.
Pensez-vous que nous pouvons attendre des solutions du côté de la science ?
J’ai modérément confiance dans l’intelligence d’Homo sapiens. Notre espèce est intelligente mais son comportement grégaire a des conséquences dramatiques. La science est un antidote puissant, mais elle peut être instrumentalisée par les hommes contre les hommes.
Exogène ouvre la porte à une solution inattendue, même si elle est utopique.
En effet, nettoyer au peigne fin le désert, alors qu’au même moment des tonnes de déchets sont dispersés partout, c’est une initiative vertueuse mais qui n’apporte pas de solution à l’échelle de la planète.
J’ignorais tout de cette pratique du leaving no trace – littéralement, « sans laisser de trace » – pratiquée lors des rassemblements du Burning Man, dans le désert du Nevada aux États-Unis. Dans Exogène, vous en faites une extraordinaire expérience visuelle.
Certaines valeurs prônées par Burning Man sont exemplaires et leaving no trace est l’une d’entre elles. Mais, d’un autre côté, l’événement a une formidable empreinte carbone. Nous pouvons tout critiquer dans la mesure où nous continuons de produire des microplastiques pour nos besoins quotidiens. Nous ne pouvons éviter de produire des déchets, mais ce qui est en jeu est une forme d’équilibre, une limite au-delà de laquelle nous acceptons ou refusons collectivement d’aller.
La question est globale et les solutions plurielles.
Oui, absolument ! La question sera toujours globale, cependant nous avons chacun les moyens d’agir. Car, si nous continuons à penser global, nous ajournons encore et encore la mise en œuvre de solutions locales. Je fais partie de l’équation, je ne suis pas meilleur que les autres. Je soulève les questions qui me travaillent et je n’ai pas de réponses préconçues. Poser la bonne question est parfois plus essentiel que d’apporter une réponse.
Je considère parfois mes films comme une archive pour le futur. J’imagine Homo sapiens dans une centaine d’années découvrant nos problèmes, la manière dont nous avons essayé de les résoudre, ce qui a fonctionné ou pas. Le visage du monde dans cent ans ne sera plus le même, comme les défis posés à l’humanité.
À ce titre, la séquence inaugurale de l’excavation dans Exogène est un formidable voyage dans le temps, qui aborde la manière dont nous avons traité nos déchets en Europe.
Ou tenté de le faire.
Est-ce que vous considérez que le cinéma est là pour faire partager une expérience impossible à vivre sans la caméra ?
Peut-être pas impossible. Avec mes films, j’espère proposer au spectateur une expérience qui le conduise à un travail de réflexion. Pour cela, je l’emmène sur des terrains dont l’accès est difficile. Mais mon véritable travail n’est pas d’aller dans des endroits inaccessibles. La question est de donner le temps au spectateur de percevoir véritablement le réel. Je choisis la focale, la durée et le son adéquats.
La perception de ce processus fonctionne mieux dans une salle de cinéma que sur un petit écran domestique. Bien entendu, la diffusion des films passe beaucoup de nos jours par les écrans et les vidéoprojecteurs. Mais, même avec le home cinema le plus performant du monde, rien n’égalera jamais l’expérience collective de regarder le film avec des inconnus dans une même salle.
C’est la définition même du cinéma.
J’assiste fréquemment à des séances de cinéma où mes films sont projetés. Quand j’invite d’autres spectateurs avec moi, je m’efforce de regarder le film avec leur regard en anticipant leurs réactions. C’est une expérience extrêmement enrichissante et qui est impossible à reproduire à la maison.
Discuter avec un ami ou avec des inconnus après une projection revient parfois à dialoguer avec soi-même. Dans tous les cas, une image ou une idée peut s’enraciner en vous et vous accompagner longtemps.
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