Interview

Appartient au dossier : Stéphane Mercurio, des films d’ombre et de lumière

Pour Stéphane Mercurio, « la forme documentaire doit inviter à la rencontre »

Cinéma

Stéphane Mercurio, À côté (2007) © Iskra - La Générale de Production

Depuis le début des années 1990, la réalisatrice Stéphane Mercurio filme le quotidien de personnes vulnérables pour révéler, au fil de documentaires engagés, comment l’humaine fragilité fait vaciller des vies. Elle explique sa démarche à Balises, alors que la Cinémathèque du documentaire à la Bpi lui consacre une rétrospective au début de l’année 2024.

Qu’est-ce qui vous a amenée au cinéma ?

Ce n’était pas du tout dans mes plans ! Après de très longues études de droit, contre toute attente, je ne serai pas juriste, mais cinéaste. Je suis autodidacte. Je me suis jetée dans le cinéma direct avec un plaisir inouï en réalisant aux Ateliers Varan Scènes de ménage avec Clémentine (1992), mon premier film, sur une femme de ménage. Ce fut une découverte incroyable et le sentiment d’avoir trouvé ma place. Me glisser dans des univers parfois inconnus et me demander : « Et moi, à sa place, qu’aurais-je fait, pensé ? » 

Celles et ceux que je filme m’offrent un regard sur le monde, m’interrogent sur ce que je suis, le sens de la vie, et sur ce que fabriquent la société et les discours tenus dans l’espace public. J’aime raconter leur bagarre pour la dignité, leur espoir dans le collectif, leur rage contre l’injustice. Leur courage d’être soi. 

Au fil du temps, j’ai appris, je me suis formée. Sans la ténacité et la confiance de Viviane Aquilli, ma productrice, et de toute l’équipe d’Iskra, qui ont produit une grande partie de mes films (dont les premiers), je ne serais sans doute pas tout à fait la cinéaste que je suis. 

Votre filmographie contient des courts et des longs métrages, pour la télévision ou pour le cinéma, mais uniquement des documentaires. Pourquoi ce choix ? 

Et des documentaires radio ! Et j’ai quand même réalisé deux courts métrages de fiction (et je n’ai pas dit mon dernier mot). 

En tant que spectatrice, j’aime le cinéma documentaire. Je lui trouve une grande puissance, que la fiction n’a pas toujours. N’oublions pas que le premier film de l’histoire du cinéma est un documentaire : les frères Lumière filment la sortie des employé·es de leur usine à Lyon en 1895. 

Le documentaire n’est pas un sous-cinéma qui aurait moins de valeur artistique que la fiction. En revanche, c’est un secteur sous-financé, moins exposé, ce qui explique sans doute la légère condescendance qui existe ici ou là. Mais fictions ou documentaires sont des films, d’autant que les frontières sont très poreuses. Nos outils sont les mêmes. Le choix dépend de l’histoire que l’on souhaite raconter. Peut-être que la modestie du documentaire me convient.

Qu’est-ce qui vous donne envie de filmer ?

Un sentiment, des envies formelles, des rencontres… J’ai commencé par filmer une femme de ménage, puis des personnes sans domicile, j’interroge la prison dans cinq films… parce que j’éprouve un sentiment de révolte face à l’injustice et au mépris social. Ces histoires individuelles ou collectives questionnent la société. Au fond, j’aimerais changer le monde à chaque film. Même s’il faut se rendre à l’évidence, ce n’est pas le cas ! Mais je ne renonce pas. Et aujourd’hui plus que jamais, alors que le repli et les discours simplistes gagnent du terrain, il faut redonner au monde un peu de sa complexité pour pouvoir le penser. Le cinéma documentaire peut cela. Il aide à vivre.

Dans une prison, des mains dépassent entre les barreaux d'une cellule. De l'autre côté, un homme est penché vers l'intérieur d'une cellule.
Stéphane Mercurio, À l’ombre de la république (2011) © Iskra / La Générale de production

Les rencontres sont évidemment centrales. Sur la prison par exemple, d’abord avec Anna Zisman que m’a présentée la monteuse Françoise Bernard. Anna m’a parlé de ces lieux d’accueil de familles de détenu·es et nous avons coécrit À côté (2007). Puis, Jean-Marie Delarue, le contrôleur des lieux de privations de liberté à l’époque, m’a proposé de travailler avec eux ; ainsi est né À l’ombre de la République (2011). Lors de ce tournage, un homme, en prison centrale, m’a dit : « Allez leur dire ce que nous vivons, qu’ils font de nous des fauves. » Je ne pouvais plus m’arrêter là. C’est en écrivant le film suivant que j’ai rencontré le metteur en scène de théâtre Didier Ruiz. Cette rencontre a donné naissance à quatre films : Une si longue peine (2017), Après l’ombre (2018), L’Un vers l’autre (2019), sur des personnes trans, et enfin un portrait de Didier (non diffusé), Ce qui me lie à l’autre, le théâtre de Didier Ruiz

J’ai beaucoup utilisé la photographie, pour suspendre le temps d’abord pour À côté, puis pour À l’ombre de la République, et enfin je me suis immiscée dans le studio du photographe Grégoire Korganow pour ses portraits de pères et fils dans Quelque chose des hommes (2015). 

La littérature a pu être une source d’inspiration. Les écrivains chiliens, Francisco Coloane et Luis Sepúlveda, m’ont entraînée en Patagonie, pour mon film Le Bout du bout du monde (2001). C’est en refermant Dressing (2013), le livre de Jane Sautière, qu’est née l’idée de mon dernier film, Les Habits de nos vies (2022). Et j’ai adapté le livre de Martine Laval pour mon court métrage de fiction Quinze kilomètres trois (2014) – le titre est resté le même.

Filmer mes proches, dans Mourir ? Plutôt crever ! (2010), a été pour moi un vrai défi. 

Comment définiriez-vous votre cinéma ?

C’est un cinéma de l’écoute. Le documentaire est pour moi, avant tout, un art de l’écoute, où la légère tension entre soi et l’autre permet au cinéma d’advenir. Un cinéma du désir de la rencontre, de part et d’autre de la caméra. Un cinéma de l’engagement aussi, évidemment. 

C’est aussi un cinéma qui cherche à chaque projet une forme qui sera juste. Mais la forme, pour moi, doit être une invitation, jamais un obstacle à la rencontre avec le spectateur ou la spectatrice. 

Propos recueillis par François Vila.

Publié le 22/12/2023 - CC BY-SA 4.0

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