Iskra est une société de production documentaire historique : cofondée par Chris Marker et Inger Servolin dans les années 1970, soutenant des projets résolument engagés, elle dispose aujourd’hui d’un catalogue de plus de 200 films. Viviane Aquili, productrice chez Iskra depuis 1987, explique à Balises en quoi consiste son travail au quotidien, en particulier avec la cinéaste Stéphane Mercurio, à qui la Cinémathèque du documentaire à la Bpi consacre une rétrospective au début de l’année 2024.
Comment est née la société de production Iskra ?
Inger Servolin, Norvégienne arrivée en France au début des années 1950, épouse un Français en 1955 et s’installe définitivement en France. Elle rencontre Chris Marker en 1965 et rejoint très vite le groupe de cinéastes et de techniciens qui gravitent autour de lui. Après avoir quitté son emploi alimentaire, elle donne des coups de main lors de la production du film collectif Loin du Vietnam. Une fois le film terminé, Chris Marker se rend compte que le groupe, qui a travaillé gratuitement et apporté une grande partie du financement du film, n’a aucun droit sur sa distribution. Il incite alors Inger à trouver une solution pour créer un outil de production indépendante, qui l’autorise à projeter ses films selon ses propres méthodes, plus sociales et plus libres.
Après des semaines de recherches, Inger Servolin comprend que, sans capital et avec la censure politique qui règne de nouveau après Mai 68, elle ne trouvera pas de solution française. En revanche, il n’y a pas les mêmes contraintes en Belgique, où l’équipe a de bons amis. C’est ainsi que la société coopérative Slon est fondée, avec le réalisateur André Delvaux comme gérant. Slon, structure résidant en Belgique, a pu fonctionner en France jusqu’en 1974, lorsque la SARL Iskra a été créée pour la production du film de Chris Marker Le fond de l’air est rouge.
Comment êtes-vous arrivée chez Iskra ?
Dans mon Sud natal, j’ai obtenu une maîtrise de lettres sur le théâtre de Molière, et puis ne souhaitant pas entrer dans l’enseignement mais devenir comédienne, je suis « montée » à Paris au milieu des années 1970. Avec trois ami·es, nous avons créé la Compagnie de l’Arc-en-Ciel, compagnie itinérante dont l’objet était de faire découvrir le théâtre aux collégien·nes et lycéen·nes. Ainsi, nous avons parcouru pendant presque dix ans différentes régions de France. J’ai conçu plusieurs spectacles à partir du théâtre de Molière, et nous assurions toutes les charges : costumes, prospection, organisation des tournées, administration, comptabilité… Une première expérience formatrice.
En 1981, l’aventure des radios libres a commencé pour moi à travers Ark-en-Ciel FM, radio « des Arts et du Spectacle » créée et assurée par des professionnel·les du secteur. J’étais productrice et animatrice de deux émissions, mais aussi responsable de la communication et de l’administration. Une belle expérience, également très formatrice.
En 1986, à la naissance de ma fille, j’ai fait le constat que l’engagement radio ne pourrait se concrétiser ni professionnellement, ni financièrement, et j’ai cherché une nouvelle voie. J’en ai parlé à mon voisin, le directeur de la photographie et réalisateur Jean-Jacques Mrejen. Il se trouve qu’il travaillait alors sur Pan in A minor – Steelbands de Trinidad (1987), projet du sociologue Daniel Verba en cours de production à Iskra, l’un des tout premiers films signés avec La Sept Arte. Sa réaction a été immédiate : « Je vais en parler à Inger, elle est seule en ce moment pour tout gérer à Iskra ! Tu vas la rencontrer ! Tu connais Iskra ? » Je ne connaissais ni Iskra, ni le monde de la production cinéma ! Le rendez-vous s’est fait et, avec Inger, ce fut immédiat. Elle m’a proposé de venir pendant quelque temps, pour découvrir le fonctionnement de cette société de production et de distribution de documentaires, certes petite, mais historique, avec les films de la période « militante » de Chris Marker, avec l’aventure des Groupes Medvedkine dont sont sortis les 14 films des ouvrier·ères de Besançon et Sochaux…
Je me suis très vite sentie « chez moi » ! J’avais de bonnes bases en comptabilité, le plaisir de découvrir de nouvelles formes d’écritures : il me fallait apprendre la technique. Alors, Inger m’a fait visiter des laboratoires de cinéma, comme Telcipro ou Delta Print – c’était encore le temps de la pellicule ! J’ai appris à faire un devis… Et bien sûr, j’ai visionné les films du catalogue, souvent sur un projecteur 16 mm, puis sur cassettes VHS ! Surtout, ce fut une belle rencontre avec Inger, d’abord professionnelle, mais très vite amicale, et l’immense plaisir de découvrir un monde nouveau ! Après avoir passé presque deux ans à me former, j’ai produit mon premier film : Chronique d’une banlieue ordinaire (1992), de Dominique Cabrera.
Quelle est la conception du documentaire, selon Iskra ?
Le sujet, bien sûr, est essentiel. Un film Iskra doit poser un regard sur le monde, sur la société, de préférence en donnant la parole à des personnes qui ne l’ont jamais. Le titre de la rétrospective consacrée à Stéphane Mercurio, « La parole aux invisibles », est très bien trouvé de ce point de vue. Mais en même temps, le dispositif mis en œuvre est lui aussi très important, car il nourrit le sujet, et inversement.
Chronique d’une banlieue ordinaire en est un bon exemple. Quand Dominique Cabrera est venue nous proposer de produire son projet, histoire de ces tours qui allaient être détruites dans le quartier du Val Fourré à Mantes-la-Jolie, Inger était absente et c’est moi qui l’ai reçue. Et en deux phrases de présentation, j’ai voulu que ce film existe. En 1989, pas mal de films avaient été produits sur la situation dramatique dans les banlieues, mais ici, il y avait une idée singulière et magnifique : raconter l’histoire de ces tours, inhabitées depuis plusieurs années, murées et qui allaient être détruites – donc un décor très fort –, depuis leur inauguration en 1966 jusqu’à la journée de leur démolition, et cela en filmant les ancien·nes occupant·es dans l’appartement où iels avaient réellement vécu.
D’un côté, il y avait un vrai sujet de société : l’histoire de ces quartiers où, à la fin des années 1960 vivait une société variée et où ont ensuite été créés de véritables ghettos. D’un autre côté, le dispositif promettait de grands moments d’émotion. L’histoire, dans une dimension à la fois sociale et intime, allait s’incarner dans la vie même de celleux qui avaient vécu là et allaient, devant la caméra, y retrouver des moments de leur existence.
Quel est le rôle d’un·e producteur·rice ?
C’est un métier très exigeant. Il faut une bonne résistance physique et psychique, car il y a un engagement total dans les projets en cours. Et il faut savoir mettre sa vie privée de côté car, quand une production est lancée, seul le film compte tant les enjeux sont énormes.
Le ou la producteur·rice, à partir du moment où le contrat est signé avec l’auteur.rice-réalisateur.rice est totalement responsable du projet, juridiquement, moralement, financièrement… Mais il faut aussi, par exemple, savoir monter une équipe. Tel·le chef-opérateur·rice ou tel·le ingénieur·e du son peuvent être professionnellement parfait·es, mais c’est leur relation avec le ou la cinéaste qui doit avant tout fonctionner. Il faut une confiance réciproque, se comprendre au moindre regard. Même chose avec le ou la monteur·se, dont le rôle est délicat. Et c’est au producteur ou à la productrice de sentir cela. Stéphane Mercurio à l’image et Patrick Genet au son ont, par exemple, formé une équipe remarquable dans Hôpital au bord de la crise de nerfs(2003), ou dans Quelque chose des hommes(2015). Quand le type de tournage ne permet pas à Stéphane de tenir elle-même la caméra, sa relation avec Mathieu Bertholet à l’image fonctionne aussi remarquablement.
Et puis, il faut résoudre les problèmes au fur et à mesure pour que le film avance. Par exemple, pour À côté (2007), Stéphane avait mené des repérages dans une douzaine de centres d’accueil de familles de détenus sans que nous parvenions à obtenir une autorisation de tournage, alors que la production était déjà très avancée, la coproduction en grande partie montée. Finalement, c’est Jeannette Favre, alors présidente de l’Union des fédérations régionales des associations de Maisons d’accueil de familles et proches de personnes détenues (UFRAMA), qui nous a conseillé de contacter des centres d’accueil de communes, car ces dernières seraient davantage ouvertes au projet que l’administration pénitentiaire, propriétaire du sol sur lequel étaient installés les centres d’accueil jusque-là visités. En effet, l’administration pénitentiaire ne voyait pas d’un bon œil l’entrée d’une caméra dans un tel lieu. C’est ainsi que le film s’est tourné dans le centre d’accueil de Rennes.
Parfois, on a des cadeaux, des hasards de la vie. Par exemple pour le film Mourir ? Plutôt crever !(2010), portrait du dessinateur Siné réalisé par Stéphane, de nombreux morceaux de jazz constituaient la bande son du film, car Siné était un fou de jazz. Or les droits, détenus pour l’essentiel par des éditeurs américains, étaient terriblement élevés, bien au-delà de nos possibilités financières. Néanmoins, l’un des morceaux choisis était édité par Le chant du monde. Or, le directeur du label adorait Siné et sa proposition fut la suivante : « Je vous envoie mon catalogue, vous cochez tous les titres notés « Folklore » ou « Unkown ». Comme ça, il n’y aura pas de droits d’auteur·rices-compositeur·rices à payer. Et mes droits phonographiques, je vous les offre, pour Siné ! » Cadeau ! Une production est faite aussi de tous ces moments-là. La relation de confiance réciproque entre producteur·rice et réalisateur·rice est donc fondamentale pour être en mesure de dépasser les moments difficiles, inévitables tout au long d’une production.
Comment travaillez-vous avec les cinéastes ?
Une fois que les cinéastes nous ont soumis un projet, il y a beaucoup d’échanges tout au long de l’étape d’écriture. Il faut s’assurer en effet que nous allions vers le même film.
Ensuite, la spécificité de la production en documentaire, c’est que la plupart du temps, on ne peut pas attendre d’avoir réuni le budget pour lancer repérages et tournage. Quand le sujet l’impose, il faut tourner, car si l’on ne tourne pas, il n’y a plus de film ! Pour Chronique d’une banlieue ordinaire par exemple, nous étions contraint·es par la démolition des tours dont la date n’était pas encore arrêtée. Quinze jours avant le début du tournage, une chaîne a renoncé à s’engager. Nous tournions à plus de soixante kilomètres de Paris, il fallait payer l’hôtel et les transports pour une équipe d’une petite douzaine de personnes… Dans le même temps, Dominique a souhaité avoir un travelling. Elle a su me convaincre, mais cela signifiait la location du matériel et l’embauche de deux personnes supplémentaires. Heureusement, nous avions de très bonnes relations avec le laboratoire Telcipro, et nous avons obtenu un délai de 90 jours pour le paiement du traitement des rushes. Un tournage peut tenir à ça : la confiance.
Comment avez-vous rencontré Stéphane Mercurio ?
J’ai produit une bonne trentaine de films, et c’est avec Stéphane que j’ai le plus souvent travaillé. Pourtant, je n’aurais jamais dû la rencontrer… Nous sommes très sollicité·es à Iskra, parce que la société est connue, en bonne partie bien sûr grâce à Chris Marker. Or, un jour de 1995, j’ai consulté un compte-rendu des projets qui avaient obtenu une aide à l’écriture du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), ce que je faisais rarement. Je suis tombée sur le résumé d’un projet écrit par une réalisatrice qui voulait comprendre comment se reconstruire quand on retrouve un logement après avoir vécu à la rue ou en foyer pendant des mois ou des années. À l’époque, il y avait pas mal de films sur les personnes sans domicile fixe, mais qui cherchaient plutôt à comprendre comment on se retrouve à la rue. Cette approche m’a paru très intéressante et j’ai appelé la cinéaste. Mon premier rendez-vous avec Stéphane a eu lieu le 28 novembre 1995. Une rencontre qui s’est concrétisée par la production d’une quinzaine de films ! Encore un cadeau de la vie…
L’écriture de ce premier projet, qui deviendra Cherche avenir avec toit, a pris un peu de temps, comme souvent en documentaire. Stéphane connaissait bien le milieu, puisqu’elle avait déjà fait un film avec l’association Droit au logement (DAL) et avait participé à la création du journal La Rue. Mais comment trouver le cadre dans lequel inscrire un tel projet ? Grâce au DAL, nous avons appris que se préparait l’occupation d’un immeuble du boulevard Malesherbes à Paris, et nous avons pu filmer cette occupation. Ensuite, Stéphane a passé du temps à Malesherbes, et c’est ainsi que Joseph et Rosalie, Nathalie et Lou, ou encore David, et toutes ces personnes en mal de logement, sont entrées dans le film.
Comment financez-vous les films ?
Pour Cherche avenir avec toit, Canal+ nous avait suivi·es en injectant 650 000 francs, c’est-à-dire plus de 95 000 €. C’est le niveau de financement diffuseur qu’il faut pour réaliser ce type de films dans de bonnes conditions car les participations institutionnelles, du CNC par exemple, se fixent en fonction du montant engagé par le diffuseur. La coproduction et l’apport en industrie du Centre Audiovisuel de Paris, aujourd’hui Forum des images, avait aussi été déterminante. Pour À l’ombre de la République(2011), le montant du pré-achat par Canal+ était 225 000€. Aujourd’hui, monter le financement d’une production documentaire est de plus en plus difficile. Dernièrement, le court métrage de 40 minutes Les Habits de nos vies (2023) a été produit avec un financement de 60 000 € seulement. On a parfois recours au financement participatif, comme sur Mourir ? Plutôt crever !, mais il y en a beaucoup aujourd’hui, et les gens sont très sollicités.
Et puis, à l’époque de Slon dans les années 1970, les techniciens comme le chef-opérateur Jacques Loiseleux ou l’ingénieur du son Antoine Bonfanti gagnaient leur vie dans le cinéma commercial et, comme ils étaient très engagés politiquement, ils participaient gracieusement aux tournages produits par la coopérative. C’était par exemple le cas pendant l’aventure des Groupes Medvedkine à Besançon et à Sochaux. Inger n’a pas été rémunérée pendant une vingtaine d’années. Les choses ont changé dans les années 1980, avec à la fois la multiplication des chaînes de télévision, et la mise en place sous Jack Lang au ministère de la Culture de nouveaux types de financements au CNC, dans l’audiovisuel particulièrement. Quand je suis arrivée en 1987, tout cela se mettait en place. Aujourd’hui, le financement en production documentaire est à nouveau fragilisé. Après un récent rapport de l’Inspection générale des affaires culturelles, un texte intitulé « Précarité et cinéma documentaire », signé par plusieurs structures de valorisation du cinéma et de défense des professionnel·les, pointe bien cette situation difficile pour la production documentaire. Les cinéastes, par exemple, ont perdu 15 % sur leurs rémunérations sur ces vingt dernières années.
Où les documentaires sont-ils diffusés, actuellement ?
De nos jours, il est très difficile de trouver un distributeur pour diffuser un documentaire d’auteur au cinéma, car il ne remplit pas les salles. La télévision, quant à elle, va plutôt vers le « reportage » que le « documentaire ». Maintenant, nos films peuvent intéresser La Lucarne sur Arte ou, sur France 3, le magazine du court métrage Libre court, programmes diffusés après minuit. Or, après minuit, les montants engagés par les chaînes sont bien plus modestes.
Par ailleurs, on ne peut pas travailler avec les plateformes, parce qu’elles conservent les droits sur les films. Or, la gestion de notre catalogue de plus de 200 films représente des rentrées financières non négligeables, en partie grâce aux films de Chris Marker dont nous avons les droits : cela nous permet de bénéficier de locations non commerciales, de ventes de droits sur des extraits, d’acquisitions de droits par les médiathèques, les musées pour des expositions, les chaînes câblées locales, les plateformes comme Kub Bretagne ou encore Tënk…
Qu’est-ce qui vous anime, en tant que productrice ?
Les documentaires nous plongent dans le réel, dans la vraie vie, on y fait des rencontres bouleversantes ! C’est ce qui me touche tellement dans le travail de Stéphane Mercurio : son intérêt pour l’autre, qui donne aux séquences filmées une force toute particulière. Le désir de film doit en effet être aussi fort des deux côtés de la caméra. Le temps de repérages est essentiel pour atteindre cette confiance qui entraîne un total oubli de la caméra de la part des personnes filmées et donne ainsi une intensité, une vérité toute particulière à l’ensemble de ses films. La présence renouvelée de la famille Courtois dans trois des films de Stéphane est un bel exemple de cette fidélité : Cécile Montier, la personne qui s’adresse à son gilet jaune dans Les Habits de nos vies (2023) est la fille de Chantal Courtois rencontrée au centre d’accueil Ti-Tomm à Rennes lors du tournage de À côté (2008) et de Georges Courtois, filmé à la maison centrale de St-Martin-de-Ré dans À l’ombre de la République (2011). Inger a également entretenu et entretient toujours des liens amicaux avec plusieurs des ouvrier·ères qui avaient participé à l’aventure des Groupe Medvedkine, cela plus de cinquante ans après.
C’est dans cet esprit que l’on fonctionne, et c’est ce que j’apprécie tout particulièrement dans la production documentaire et dans l’approche filmique de Stéphane. Chaque film est un enrichissement, un monde nouveau à découvrir, et surtout des rencontres formidables, souvent bouleversantes, inoubliables, qui ouvrent sur de nouveaux horizons, de nouvelles réflexions dans le domaine social, politique, culturel. Les personnes filmées elles-mêmes sortent bien différentes d’une expérience de tournage. Se redécouvrant dans le film, elles se surprennent souvent et ne sont plus tout à fait les mêmes… C’est un enrichissement réciproque. Stéphane et moi nous sommes immédiatement retrouvées autour de cette idée d’un intérêt sincère, réciproque, entre filmeur·ses et filmé·es, et cela explique en grande partie, me semble-t-il, ces vingt-huit ans de travail en commun.
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