Interview

Appartient au dossier : Migrants, réfugiés, exilés : parcours heurtés

« Fermer les frontières ne changera rien »
Entretien avec Catherine Wihtol de Wenden, spécialiste des migrations

Politique et société

Catherine Wihtol de Wenden © Didier Goupy - Signatures

Aujourd’hui, près de 260 millions de personnes dans le monde vivent hors de leur pays de naissance selon les Nations Unies. Pour échapper aux raccourcis souvent propagés sur cette question sensible, la Bibliothèque publique d’information propose en 2022 « Migrants, réfugiés, exilés », un cycle de conférences sur les enjeux des phénomènes migratoires. Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche émérite en science politique au CNRS et conseillère scientifique du cycle, répond à nos questions.

Comment avez-vous été amenée à travailler sur les enjeux des migrations ?

L’histoire des migrations recoupe mon histoire personnelle et familiale ! Ma famille, d’origine allemande, vivait dans les États baltes qui appartenaient à la Russie au 19ᵉ siècle. Mon arrière-grand-père a dû quitter le pays face à la politique de russification d’Alexandre III qui réduisait les libertés de la minorité allemande. Ma famille est alors passée par la France puis par l’Amérique latine pour participer à la construction du chemin de fer. Mon grand-père allait au collège allemand de Montevideo. Côté maternel, mes origines se situent du côté de la frontière alsacienne ! J’ai donc toujours été sensible à ces sujets car mon histoire familiale est une histoire des réfugiés, des cartes de séjour et des grands bouleversements du monde de la fin du 19ᵉ et début du 20ᵉ siècle.

Plus tard, j’ai vécu dans l’Aisne en Picardie, une terre qui accueillait beaucoup de migrants dans l’agriculture. C’est ce qui m’a donné l’idée d’en faire mon sujet de thèse, pour laquelle j’ai fait beaucoup de terrain. Pour le CNRS, j’ai également enquêté sur les personnes issues de l’immigration travaillant chez Renault, ou encore engagées dans l’armée… Je me focalise aujourd’hui sur la globalité des phénomènes migratoires, grâce à l’influence des « grands maîtres » comme notamment Rémy Leveau (politologue spécialiste de l’islam) ou Georges Tapinos (spécialiste de l’économie des migrations) qui avait notamment mis en valeur le fait que l’immigration rapporte plus que ce qu’elle coûte.
     

masha krasnova-shabaeva / immigrants – CC BY-NC-ND 2.0

La manière dont le sujet des migrations est traité par certains médias et certaines personnalités politiques reflète-t-elle la réalité du terrain ? 

Plus que les médias – qui eux vont quand même sur le terrain – ce sont surtout les politiques qui sont responsables de cette vision très court-termiste des migrations ! Les journalistes ne traitent certes le sujet qu’en situation, mais ils ont le mérite de mettre en lumière les problématiques, comme ce qu’il se passe en ce moment avec Calais.

Les politiques se focalisent, eux, sur une vision binaire et n’apportent que des solutions sécuritaires à cette question : frontières militarisées, externalisation des frontières… Ces politiques ne donneront aucun résultat car elles ne vont pas au fond des causes profondes des migrations. Aujourd’hui, les gens qui partent quittent des situations sans avenir, des pays où règnent la guerre et la misère, sans aucune chance de construire le futur, par exemple au Soudan. Fermer les frontières ne changera rien, surtout qu’il y aura de plus en plus de mobilité dans les années qui viennent.

Contre quelles idées reçues sur les migrations vous paraît-il urgent de lutter ?

Par exemple, François Héran, sociologue et démographe, pourra nous expliquer lors de la rencontre du 23 mai que le fameux « grand remplacement » n’existe pas. Lors de cette même conférence, François Gemenne, directeur de l’Observatoire Hugo, ajoutera probablement que les principaux déplacements de population liés à l’environnement se font vers les pays limitrophes, car les gens veulent garder le même mode de vie que chez eux et non pas venir massivement en Europe ! Nous essaierons également de montrer qu’il n’y a pas de réelle concurrence entre les nationaux et les migrants, et que c’est l’économie qui crée le développement et l’emploi.

J’espère que nous aborderons aussi des questions comme celle de la façon dont les cours des matières premières ont un impact énorme sur les migrations : si le cours du café baisse en Amérique centrale, ou celui du coton en Afrique, les paysans se déplacent pour pouvoir continuer à vivre dignement de leur travail. Ou encore que nous parlerons de la responsabilité de ceux qui, sous couvert de diplomatie, traitent avec des pays qui « fabriquent » littéralement des réfugiés en faisant fuir leur population. Je pense que nous évoquerons également la façon dont la crise du Covid a entraîné une baisse de 20% des transferts de fonds entre les pays riches et l’Afrique par exemple, ce qui entraîne de nouvelles migrations… Nous tenterons d’être très pédagogiques pour que chacun puisse percevoir la complexité d’un sujet qui, je le rappelle, n’est étudié à l’université que depuis une vingtaine d’années. Il est urgent d’expliquer ces questions au grand public pour lutter contre les réactions à court terme qui alimentent l’ignorance et la peur, et mènent à la montée de l’extrême-droite !

Publié le 15/12/2021 - CC BY-SA 4.0

Musulmans de France et d'Europe

Sous la direction de Khadjija Mohsen-Finan et Rémy Leveau
CNRS Éditions, 2005

Cette analyse dresse le bilan de l’intégration des populations de culture musulmane en France et en Europe. Les auteurs ont voulu montrer comment les instances politiques européennes cherchent à institutionnaliser l’islam. La réflexion porte sur trois axes : la police, l’école et les prisons.

À la Bpi, niveau 2, 328(4-15).3 MUS

Un monde de migrants

Catherine Wihtol de Wenden
CNRS Éditions, 2019

La question des migrations est une composante essentielle de l’histoire mondiale depuis le 19ᵉ siècle. Depuis cette époque, les motivations des migrants n’ont pas changé : l’immense majorité d’entre eux prend la route pour trouver du travail et construire une vie meilleure. Ce dossier pose les enjeux des migrations contemporaines et dissipe certaines fausses croyances.

À la Bpi, niveau 2, 31.2 WIH

L'Immigration étrangère en France : 1946-1973

Georges Tapinos
PUF, 1975

Ce cahier de l’Institut national d’études démographiques (INED) retrace les grandes lignes d’évolution de l’immigration étrangère en France, au cours des années 1946-1973. Il ne s’agit pas d’une étude de l’ensemble des problèmes de la migration, mais d’une rétrospective qui s’efforce de faire ressortir les mécanismes et les modifications au cours du temps.

À la Bpi, niveau 2, 31.0(44) TAP

On a tous un ami noir : pour en finir avec les polémiques stériles sur les migrations

François Gemenne
Fayard, 2020

Cet ouvrage propose une réflexion sur les débats qui agitent la scène politique au sujet des migrations : violences policières, voile dans l’espace public, discriminations, quotas, frontières… Il tend à montrer qu’il est possible de penser ces sujets de manière rationnelle et apaisée, en les éclairant de réflexions et de faits qui sont bien trop souvent absents des débats.

À la Bpi, niveau 2, 300.75 GEM

Le temps des immigrés : essai sur le destin de la population française

François Héran
la République des idées, 2007

Le directeur de l’INED décrit la situation générale de l’immigration en France et révèle les erreurs qui, selon lui, ont émaillé les récents débats parlementaires sur le sujet. Il examine les politiques de quotas migratoires mises en place ces dernières décennies dans divers pays (Canada, Espagne, etc.) et s’interroge sur le visage que présentera la France dans trente ou quarante ans.

À la Bpi, niveau 2, 31.2 HER

Rédiger un commentaire

Les champs signalés avec une étoile (*) sont obligatoires

Réagissez sur le sujet