Article

Frederick Wiseman, explorateur de la complexité

Avec une quarantaine d’institutions et de lieux filmés depuis 1967, le réalisateur américain dessine une fresque vertigineuse. Dans ses 46 œuvres, que Wiseman décrit comme « un seul et très long film », il oscille entre les représentations du réel, les mises en scène, la théâtralité et la fiction. Portrait d’un cinéaste curieux de la complexité de notre humanité. Du 9 septembre 2024 jusqu’à mars 2025, la Bpi programme la rétrospective intégrale de l’œuvre de Frederick Wiseman.

Article initialement publié dans le 12e numéro du magazine Balises.

Portrait de Frederick Wiseman
Portrait de Frederick Wiseman © Wolfgang Wesener

Programmer une rétrospective de Frederick Wiseman constitue un événement à la dimension de l’œuvre de ce cinéaste. Sa filmographie est d’une ampleur inédite, représentant en 46 films réalisés en 56 ans. Une traversée de lieux publics ou privés, aux échelles et fonctions très variées : de l’action municipale de la métropole de Boston (City Hall, 2020) à la vie d’une petite ville portuaire (Belfast, Maine, 1999) ou encore celle d’une modeste salle de boxe texane (Boxing Gym, 2010), d’un petit monastère (Essene, 1962), aux exercices en Allemagne de troupes de l’OTAN (Manœuvre, 1979). 

Un cinéma total

À travers cette multitude, se déploie une fascinante fresque de la nature humaine et du drame de la vie quotidienne. Si l’on comprend bien que Wiseman est un progressiste épris de justice, son cinéma ne répond pas, n’assène surtout pas une quelconque vérité, ni ne cherche à se situer du « bon côté » ; il s’attache à ce que fertilisent une complexité, un champ de paradoxes, de tensions et de contradictions. 

Grâce à la numérisation, la restauration et l’étalonnage final, validés par Wiseman lui-même, en association avec le distributeur français Météore Films, l’accès à la quasi-totalité de l’œuvre est rendu possible. En faciliter la consultation, c’est dessiner des chemins de traverse selon les motifs et enjeux qui balisent sa foisonnante production : justice, armée, éducation, handicap, arts vivants, etc. 

Repérant très brièvement, commençant à tourner très vite et intensément dans des durées condensées, Wiseman peut se voir comme un explorateur inlassablement avide, curieux, étonné, souvent amusé. Il accumule une matière très importante au tournage avant de découvrir le film à sa table de montage. 

Au cœur du réel

Identifié par son attrait pour des institutions en relation avec des classes sociales défavorisées, ce prolifique cinéaste a pris un malin plaisir à surprendre régulièrement, par exemple quand il s’est aventuré au « pays des riches », filmant une agence de mannequins à Manhattan (Model, 1980), le grand magasin Neiman Marcus à Dallas (The Store, 1983), le monde équin et les courses hippiques dans l’État de New York (Racetrack, 1985), une station de ski huppée du Colorado (Aspen, 1991). Art du contrepied, du contrepoint, la complexité wisemanienne est toujours de mise, d’autant qu’il capte ici les assignations, les classes sociales, la violence des assujettissements.

Programmer la filmographie restaurée de Wiseman correspond à une proposition de cinéma forte, avec la volonté de tordre le cou à quelques idées reçues. Comme celle qui voudrait que les formes documentaires soient seulement guidées par la tyrannie du sujet. Et que le cinéma de Wiseman soit une sorte de science humaine filmée teintée de sociologisme. Nous sommes en présence d’un artiste fasciné par la représentation, la mise en scène, par le romanesque ; un formaliste du montage, un auteur habité par des motifs qui trouvent peut-être leurs origines dans des épisodes de sa riche biographie.

Publié le 30/09/2024 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Frederick Wiseman. Chroniques américaines

Maurice Darmon
Presses universitaires de Rennes, 2013

Frederick Wiseman, né en 1930, réalise et produit depuis 1967 des films qui sont diffusés à la télévision publique. Il y dépeint la société, ses institutions et ses lieux de pouvoir, de loisir et de consommation. Sans commentaire ni musique, le propos de ses œuvres est construit uniquement grâce au montage, aboutissant à un résultat entre vérité et fiction.

À la Bpi, niveau 3, 791.24 WIS

Frederick Wiseman, à l'écoute

Frederick Wiseman
Playlist society, 2017

Un ouvrage qui évoque les œuvres majeures du documentariste et les aspects de son travail qui inspirèrent des cinéastes tels que M. Scorsese, D. Simmons ou R. Depardon. En cinquante ans de carrière, il a offert aux spectateur·ices les portraits cinématographiques de nombreuses institutions américaines, de l’asile psychiatrique au lycée, en passant par l’hôpital ou la caserne militaire. © Électre 2017

À la Bpi, niveau 3, 791.24 WIS

Frederick Wiseman. High school

Anne Mortal
Atlande, 2023

Dossier consacré à cette œuvre au programme de l’option cinéma des terminales pour les sessions 2024, 2025 et 2026 du baccalauréat. Il propose des repères sur le réalisateur et le tournage, une analyse des problématiques abordées dans le film, des outils méthodologiques et des pistes de réflexion. © Électre 2023

À la Bpi, niveau 3, 791.24 FRE

Rédiger un commentaire

Les champs signalés avec une étoile (*) sont obligatoires

Réagissez sur le sujet