Interview

Appartient au dossier : Serge Gainsbourg, le temps d’une chanson

Gainsbourg, intemporel ?
Entretien avec Laura Louiss

Musique

Laura Louiss et Mickaël Santos dans Sois belle et tais-toi. © LangeVert

Dans son spectacle Sois belle et tais-toi, la chanteuse Laura Louiss interprète les chansons écrites par le jeune Serge Gainsbourg entre 1954 et 1964. Accompagnée par deux musiciens, elle pointe les relations conflictuelles de l’artiste avec les femmes, tout en soulignant la virtuosité de son œuvre.

Quand et comment avez-vous découvert les premières chansons de Gainsbourg ?

En 2012, j’ai assisté à un concert de la chanteuse Stacey Kent à Dijon. Elle avait intégré à son répertoire deux chansons françaises que je ne connaissais pas. J’ai trouvé les textes sublimes, poétiques et chargés de la nostalgie que l’on retrouve dans la bossa nova. Cela m’a immédiatement donné envie de les chanter. En rentrant chez moi, j’ai fait une recherche et découvert que leur auteur était Serge Gainsbourg. Il s’agissait de La Saison des pluies et de Ces petits riens, qui restent à ce jour pour moi de précieux bijoux.

Ces deux chansons m’ont guidée à travers tout le répertoire des chansons de jeunesse. Je me les passais en boucle, semblant à chaque instant redécouvrir Gainsbourg. À trente-neuf ans, je dois dire que j’étais passée à côté, et j’avais bien l’intention de me rattraper.

Laura Louiss et ses musiciens sur scène dans Sois belle et tais-toi.
Laura Louiss et ses musiciens dans Sois belle et tais-toi © LangeVert

Quel regard sur Gainsbourg portiez-vous, à l’époque ?

Dans les années quatre-vingt, ma vision de l’artiste était étriquée et plutôt négative, en lien avec l’allure et les frasques d’un Gainsbarre décrié par mes parents. L’alcoolique, le tabagique, l’inaudible, le pervers, l’incestueux, le négligé, celui qui crée des chansons qui n’en sont pas, celui qui ne sait pas chanter…

J’étais trop jeune pour m’extraire de la pensée familiale mais assez mature pour constater que nous l’écoutions et le regardions quand même. Par ailleurs, mon père est musicien et des partitions arrivaient à la maison, dont celles des chansons de Gainsbourg. Comme je chantais tout ce que je trouvais, Gainsbourg en a fait partie, à travers les voix de Jane Birkin et d’Isabelle Adjani, dont j’avais le 45 tours. J’essayais de chanter dans ma chambre à la manière d’un souffle aigu et fragile Baby Alone, Fuir le bonheur, ou Pull Marine.

Pourquoi avoir décidé d’interpréter ce répertoire de jeunesse ?

Quand j’ai commencé à chanter ces chansons à mon entourage, j’ai réalisé que je n’étais pas la seule à ne pas les connaître. J’ai également remarqué que les gens qui les connaissaient semblaient redécouvrir le texte. Je trouvais donc jubilatoire de faire découvrir aux autres ce que moi-même j’avais découvert, et original de mettre les mots/maux de Gainsbourg dans la bouche d’une femme. Je souhaitais réhabiliter l’artiste à mes propres yeux mais aussi aux yeux de tous·tes celleux qui s’étaient leurré·es sur ses machinations faussement misogynes. En même temps, je lui en voulais d’avoir été aussi loin dans le ton et les propos. En chantant son ironie, j’avais l’impression de retourner l’arme contre lui.

Toutes ses chansons de l’époque évoquent la femme d’une manière ou d’une autre. Ce sont justement ses déceptions amoureuses, son manque de confiance en lui et son désir de vengeance qui ont généré ce premier élan créateur. Mais Gainsbourg n’est pas encore perverti par lui-même. Son propos est clair et direct. Il livre ses ressentiments sans retenue, avec la franchise et l’effusion émotionnelle d’un enfant. Sa colère, sa souffrance, sa rancune, ses bouderies sont palpables à chaque phrase. C’est osé, touchant, inédit et drôle. Et puis, c’est courageux de mettre en lumière sa part d’ombre, son féminin quand on est un homme, sa sensibilité quand on se fait passer pour misogyne. Ces premières chansons m’inspirent donc le respect. Enfin, ses textes et ses orchestrations sont de pures merveilles.

Dans le spectacle, vous donnez quelques éléments biographiques. Pourquoi contextualiser les chansons ?

C’est une époque unique et méconnue. Gainsbourg avant Gainsbourg, plus vraiment Lucien mais pas encore tout à fait Serge. Vingt-six ans, distingué, sensible, brillant, drôle, à la voix claire et parfaitement audible. Cet autre Gainsbourg méritait qu’on parle de lui. Contextualiser les chansons, c’est aussi les inscrire dans la réalité de sa vie, montrer qu’elles sont liées à son vécu. Je me suis donc appuyée sur beaucoup de vidéos d’entretiens, d’interviews d’époque, des reportages, ses films. Et puis, j’ai lu d’innombrables ouvrages sur lui. 

Quand j’ai compris que Gainsbourg s’était engouffré dans la brèche de la misogynie pour extérioriser une vraie douleur et en même temps pour attirer l’attention sur lui, j’ai trouvé ça fort. C’était intéressant d’illustrer ce mécanisme avec ses chansons, mais aussi avec des citations et des anecdotes, et de le commenter avec ma vision de femme. Cela permet de réhabiliter la grandeur de l’homme, et en même temps de pointer ses petitesses.

Comment l’orchestration participe-t-elle à la modernisation des chansons, dans le spectacle ?

Rien n’a besoin d’être modernisé. Les chansons de Gainsbourg sont intemporelles. Les orchestrations sont modernes et avant-gardistes. Le moyen d’interpréter Gainsbourg, c’est de respecter une forme de duplicité, à la fois classique et décalée.

Pierre-André Roussotte, le guitariste, est un admirateur de Gainsbourg. Il comprend son écriture musicale. Il a voulu conserver l’âme des morceaux, tout en y ajoutant des bouts de lui. Pierre-André a fait un travail méticuleux d’arrangements, afin de créer ou de renforcer l’esprit jazz. Sur scène, il incarne naturellement l’aspect introverti de Gainsbourg, comme au temps où celui-ci accompagnait Michèle Arnaud à la guitare : au service, timide et tapi dans l’ombre.

Michaël Santos incarne l’aspect extraverti, tout en décalage et en provocation. C’est l’enfant qui joue, qui s’exprime par tous les moyens. Ce percussionniste est un spectacle à lui tout seul, un électron libre qui semble animé par le même désir de modernité que le Gainsbourg des années cinquante. Son univers est organique, on entend son corps, sa voix, sa respiration, ses intentions. Les textes courts, précis et incisifs de Gainsbourg ont stimulé sa créativité et son originalité naturelles. Il passe d’un instrument traditionnel à un support électronique, d’un objet insolite à son propre corps qu’il sonorise. C’est un créateur de sons, plein de folie et d’humour.

Comment le fait de vous approprier les mots de Gainsbourg a-t-il fait évoluer votre regard sur lui ?

Je me suis réconciliée avec lui et je l’ai aimé quand je suis entrée dans sa tête, dans son mécanisme. Ces chansons me donnent l’impression d’avoir accès à son journal intime. Gainsbourg est une incitation à être qui l’on est, sans jugement moral, un modèle pour laisser vivre toutes les parts de soi. Gainsbourg m’a réconciliée avec moi-même.

J’ai aussi mieux compris le travail de construction des chansons en les chantant. Il y a un grand rapport d’intensité entre les syllabes, les phonèmes, les signifiants et la musique vocale et instrumentale. On a l’impression d’un bloc texte-musique indissociable. Gainsbourg est brillant et classe, voilà ce que j’en ai conclu. Le chanter est comme porter une robe de grand couturier, le temps d’une représentation.

Gainsbourg,
à nouveau

Les reprises des chansons de Gainsbourg sont innombrables. Certain·es artistes en font même des albums ou des spectacles entiers… Florilège sur ces vingt dernières années.

2023 

Le cabaret parisien Madame Arthur propose un spectacle travesti intitulé Madame Arthur embrase Gainsbourg.

2022 

Alex Beaupain réinterprète l’album Love on the Beat.

Le tromboniste Daniel Zimmermann propose une relecture jazz de plusieurs chansons sur L’Homme à tête de chou in Uruguay.

2021 

Le pianiste de jazz André Manoukian sort Les Pianos de Gainsbourg, sur lequel plusieurs succès sont interprétés en piano seul, ou en piano/voix par des interprètes féminines.

2020 

Laura Louiss reprend, au sein d’un trio jazz, les premières chansons de Gainsbourg, dans le spectacle Sois belle et tais-toi.

2011

Pour son premier album, From Gainsbourg to Lulu, le plus jeune fils Gainsbourg réarrange quinze succès qu’il fait interpréter par des chanteur·ses aussi divers·es que Scarlett Johansson, Iggy Pop ou Matthieu Chedid.

Le bassiste Brad Scott chante Gainsbourg de manière énergique, sous le nom The Serge Gainsbourg Experience.

2010

Le musicien français d’origine congolaise Jean-Paul Wabotai adapte des textes inédits dans Amours Gainsbourg. En 2018, il en fait le concert Gainsbourg l’Africain.

2009 

Alain Bashung réinterprète les chansons de l’album L’Homme à tête de chou pour le spectacle éponyme chorégraphié par Jean-Claude Gallotta.

La chanteuse Leine propose Gainsnord – Serge’s Songs Revisited by Bands from the Lowlands.

2008

Dans Gainsbourg Gainbegiratuz, Rafa Berrio propose des versions basques de plusieurs chansons. 

2006

Sur l’album Monsieur Gainsbourg Revisited, le parolier Boris Bergman et le compositeur Paul Ives adaptent des succès en anglais, interprétés par des groupes rock et pop, de Franz Ferdinand à Gonzales en passant par R.E.M. ou Placebo.

La chanteuse franco-portugaise Bévinda reprend les compositions de jeunesse sur l’album Gainsbourg tel qu’elle 1958-1968.

2004

Le groupe Scenic Railways se forme pour créer l’album Tribute to Gainsbourg, fait de reprises jazz de chansons provocatrices plus ou moins connues.

2003

Dans l’album L’Homme à tête de sushi, Kenzo Saeki interprète Gainsbourg en japonais, avec une orchestration électro.

Anouk Plany chante Serge Gainsbourg et caetera propose onze reprises de chansons de Gainsbourg, écrite pour lui-même ou pour d’autres.

Dans quel cadre jouez-vous le spectacle et comment est-il reçu par les spectateur·rices ?

Le spectacle peut être joué sur une grande scène, aussi bien que dans votre salon ; sonorisé, comme acoustique. J’ai beaucoup de plaisir à faire des concerts maison car l’intimité est palpable. L’attention est à son comble. Le public se sent impliqué et a l’impression d’être sur scène. L’impact d’un mot, d’une phrase n’est pas le même avec cette proximité. Voir et entendre des musicien·nes d’aussi près, c’est jouer un peu avec elleux.

Les spectateur·rices posent beaucoup de questions à la fin du spectacle sur le contenu des chansons, sur les anecdotes qui y sont reliées. Iels semblent prendre conscience de ce qui se tramait réellement à l’intérieur de Gainsbourg. Iels reconsidèrent certaines étiquettes qui les limitaient dans leur perception. Iels disent n’avoir jamais remarqué que les chansons étaient aussi belles et atypiques. Je remarque que le sujet de la femme et de sa stigmatisation dans les chansons devient anecdotique. Toute personne arrivant au concert animée d’une aversion pour Gainsbourg repart débarrassée de ses a priori !

Publié le 27/03/2023 - CC BY-SA 4.0

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