Première sculptrice exposée au Musée national d’art moderne en 1956, Germaine Richier est redécouverte aujourd’hui, à l’occasion de l’exposition que lui consacre le Centre Pompidou. Pour révéler l’importance de cette figure à part de l’art du 20ᵉ siècle, la dessinatrice Olivia Sautreuil et la scénariste Laurence Durieu ont créé ensemble la bande dessinée Germaine Richier – La femme sculpture. Les deux autrices expliquent à Balises comment elles ont travaillé pour rendre hommage à l’artiste et à son œuvre.
Comment est née l’idée de réaliser ensemble une bande dessinée sur Germaine Richier ?
Laurence Durieu : J’ai commencé à travailler sur l’œuvre et la vie de Germaine Richier il y a une quinzaine d’années. Étant sa petite nièce, j’ai été bercée par les récits de ma mère et de ma grand-mère. Aussi, j’avais envie de participer à la découverte ou redécouverte de son art qui, à mon sens, a bousculé la sculpture du 20ᵉ siècle.
Pour écrire la monographie Germaine Richier : l’Ouragane(2014, Fage éditions), source d’inspiration de la bande dessinée, j’ai rencontré des gens qui l’avaient connue, écumé les fonds d’archives, sa correspondance. J’ai pu aussi découvrir des fonds de photographies qui dormaient dans de vieux studios, où on ne savait même pas quel nom mettre sur cette femme entourée de sculptures. Connue de son vivant, Germaine Richier est tombée dans l’oubli après sa mort. Quand le projet de la rétrospective au Centre Pompidou est né, j’ai commencé à échanger avec Ariane Coulondre et Nathalie Ernoult, commissaires et conservatrices très passionnées. Enfin, Aline Lefrère, une amie d’enfance qui travaille chez Bayard et qui aime Richier depuis toujours, a eu l’idée de ce roman graphique. Je n’avais jamais participé à la rédaction d’une bande dessinée, c’était intéressant.
Olivia Sautreuil : C’est également Alice Lefrère qui m’a contactée, à l’occasion du lancement du label Bayard Graphic. Je ne connaissais pas Germaine Richier. J’avais vu quelques-unes de ses sculptures sur la terrasse du Centre Pompidou, mais sans savoir qu’elle en était la créatrice. L’éditrice m’a demandé si je me sentais capable de faire un roman graphique ou une bande dessinée sur elle. C’était une première pour moi, je n’avais jamais fait de BD, encore moins pour un label adulte, puisque je travaillais jusqu’ici essentiellement comme illustratrice jeunesse. Il fallait adapter cette vie et cet art en bande dessinée. Il ne s’agit pas seulement de raconter sa vie, il fallait trouver une manière de ne pas faire une page Wikipédia, mais vraiment d’aller dans l’intime de l’artiste et de sa pratique.
Qu’aviez-vous envie de faire découvrir de Germaine Richier ?
Laurence Durieu : Je souhaitais un récit qui ne soit pas bavard. Olivia et moi nous sommes rencontrées et nous avons beaucoup échangé en amont. C’était une phase importante puisque nous ne vivons pas dans le même pays. J’ai évidemment partagé le fruit de mes recherches avec Olivia, qui s’en est emparée. Ensuite, nous avons travaillé dans une espèce d’aspiration, un peu comme Germaine Richier travaillait sur ses sculptures ! Il fallait aussi avancer dans l’urgence parce que nous disposions de peu de temps pour créer ce livre. J’ai tout de suite beaucoup aimé le regard d’Olivia sur la sculpture de Germaine, son approche sensible et sentie. Une rencontre heureuse.
Olivia Sautreuil : Pour moi, qui ne connaissais pas vraiment le travail de Germaine Richier, la BD était l’occasion de m’immerger complètement dedans. Il fallait mettre en place la narration, assurer la ressemblance des personnages, faire grandir Germaine puisqu’on retrace sa vie depuis son enfance. Nous avons beaucoup travaillé en amont pour décider d’un côté ce qu’on voulait mettre en avant, et de l’autre ce dont on ne pouvait pas parler — même si ce serait passionnant — puisqu’on ne disposait que de 150 pages.
Laurence Durieu : Pour éviter un scénario uniquement chronologique, nous sommes parties de la rétrospective du Musée d’art moderne en 1956. Germaine Richier est la première artiste qui connaît une exposition de son vivant dans ce grand musée. Cela permettait de l’installer et d’expliquer aux lecteurs et lectrices à qui ils ont affaire. Notre idée, c’était de mettre en lumière une pionnière, la première grande artiste internationalement connue de l’après-guerre. C’est aussi la première artiste admirée par les grands auteurs de son époque : ceux de la Nouvelle Revue française (NRF) comme Jean Paulhan, Francis Ponge, ou André Pieyre de Mandiargues, qui écrivent sur son travail, sans doute enchantés par sa sculpture autant que par son tempérament. C’est la première femme qui bénéficie de ce regard, elle qui pourtant n’est pas du tout une intellectuelle, mais une femme de la terre. Et puis, nous revenons sur son enfance, très prometteuse, fondatrice, dans sa Provence natale, où apparaît une sauterelle qui va l’accompagner tout le long du récit, comme un fil rouge.
Quelle est la part de la biographie et la part de l’imagination ?
Olivia Sautreuil : Beaucoup d’éléments n’avaient pas à être imaginés puisque je pouvais me baser entièrement sur les archives que Laurence a rassemblées, qui sont fabuleuses de précision. Certaines photographies proviennent des archives d’Agnès Varda ou de Brassaï, qui l’ont photographiée dans son atelier. Elle a été l’une des premières femmes à se représenter avec ses sculptures, son matériel, ses documents.
Ensuite, transformer le travail de monographie de Laurence en une histoire n’était pas évident. Nous avons donc fait appel à Sandra Tosello, une amie de Laurence, qui est scénariste et qui nous a aidées à trouver un rythme, et à nous poser les bonnes questions : sur combien de pages est-ce qu’on développe l’enfance ? Ou sa rencontre avec Bourdelle qui est essentielle ? Sur d’autres moments de sa vie, nous sommes passées plus vite… Nous avons décidé de faire des ellipses de temps, avec peu de texte et juste un grand dessin en double page pour parler de la débâcle pendant la Seconde Guerre mondiale ou du bombardement d’Hiroshima et de l’impact qu’il a pu avoir sur l’art contemporain. Ensuite, les dialogues sont arrivés. J’avais fait le séquençage avant d’avoir les dialogues et ils venaient nourrir l’image qui, sinon, pourrait paraître un peu trop allusive.
Pour l’enfance aussi, il y avait un travail d’imagination à faire, puisqu’il n’existe pas de photos. D’ailleurs, j’ai commencé par dessiner la deuxième partie du livre qui raconte les années 1940-1959 : c’est la période la plus documentée. À partir de là j’ai pu inventer son personnage enfant, puis la faire grandir.
Laurence Durieu : Sandra nous a permis d’apporter du quotidien, de la trivialité, de la fluidité entre les séquences. Quand on travaille sur l’œuvre d’une artiste, on a une réticence à briser la glace de l’intime. Or cet apport était indispensable, parce que la sculpture de Germaine Richier mêle le sacré, la nature, l’intime aussi. Il était donc nécessaire d’imaginer des scènes plus familières dans lesquelles, par exemple, Germaine est en train de retaper son atelier qui prend l’eau, quand elle retrouve Paris après la guerre. Elle revient seule après six années d’exil en Suisse, et c’était alors important d’évoquer ses craintes, ses doutes.
Qu’est-ce qu’on ressent en tant qu’artiste quand on illustre la vie d’un autre artiste?
Olivia Sautreuil : La sculpture se rapproche du corps, et j’étais plus à l’aise avec l’idée de m’inspirer de sculpture que de dessiner d’après des tableaux ou d’autres dessins. Dans ce cas, c’est difficile de ne pas faire de la copie… Par ailleurs, c’est assez passionnant de se plonger dans l’œuvre d’un autre artiste pendant un an, de faire des croquis et des dessins. À la longue, les sculptures sont devenues des amies, j’ai eu l’impression de les retrouver en visitant l’exposition pour la première fois.
Pourquoi le choix du noir et blanc ?
Olivia Sautreuil : Au début, nous avions envisagé de colorer la bande dessinée en bichromie, avec des couleurs qui changent selon les époques. Mais je fais des croquis très poussés en noir et blanc et, avec l’éditrice, nous nous sommes rendu compte que certains d’entre eux étaient quasiment des dessins définitifs. Il suffisait d’ajouter un peu de noir, de faire plus d’aplats pour dégager les plans. Au fur et à mesure, ça s’est imposé comme le choix évident par rapport à la mise en valeur de la sculpture, et par rapport à la texture que cela donnait. Ça s’est imposé aussi pour une question de temps parce qu’il fallait tenir des délais assez serrés.
Laurence Durieu : À mon sens, le noir et blanc apporte une radicalité que l’on retrouve dans le travail de Germaine Richier. Et justement, la couleur qui arrive juste à la fin est formidable parce que c’est le moment où elle est dévorée par la maladie, et c’est le moment où elle travaille de manière acharnée. Sa réponse à la maladie, c’est aussi de mettre de la couleur dans son travail. L’apparition de la couleur est donc encore plus forte.
Qu’est-ce que la bande dessinée vous a semblé apporter pour évoquer Germaine Richier ?
Olivia Sautreuil : En BD, on ne raconte pas la même chose que dans une monographie, un documentaire, ou même une exposition, même si ça se recoupe parfois. La bande dessinée permet de raconter cette vie d’une manière très dynamique, beaucoup plus vivante que ce qu’on pourrait faire dans une biographie par exemple. Une partie des dialogues sont basés sur des échanges épistolaires de Germaine Richier, et cela nous permettrait de garder dans le texte l’oralité de la sculptrice. Cela rend ces échanges plus expressifs que le ferait un autre médium. Sandra Tosello, qui vient du milieu de l’animation, apporte à ce récit un mouvement qui se rapproche du dessin animé. Tout ça me paraît très fluide, et c’est ce que nous voulions.
Laurence Durieu : La bande dessinée s’adresse à un large public, elle participe ainsi à la mise en lumière d’une artiste hors norme, d’une affranchie.
Dans sa Provence natale, la jeune Germaine Richier s’intéresse au monde qui l’entoure, en particulier la nature et les insectes. Très tôt elle décide de se tourner vers l’art : d’abord à l’École supérieure des beaux-arts de Montpellier où elle réalise ses premières sculptures, puis montée à Paris, dans l’atelier du sculpteur Antoine Bourdelle, dont elle est la seule et dernière élève. Son talent est vite reconnu par ses pairs, puis dans les milieux littéraires et intellectuels de l’entre-deux-guerre. Mariée au sculpteur Otto Bänninger, elle le rejoint en Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale, où elle poursuit avec passion son travail, et réinvente la sculpture.
Très appréciée de son vivant, mais oubliée après sa mort, Germaine Richier est redécouverte aujourd’hui. Ce roman graphique nous invite à mieux connaitre cette artiste enthousiaste qui a donné à la sculpture une dimension organique et expressive rare. La dessinatrice Olivia Sautreuil et la scénariste Laurence Durieu, spécialiste de cette œuvre, rendent hommage à cette artiste dans une bande dessinée où se retrouve la joie de créer et d’inventer.
Formée à la tradition d’Auguste Rodin et d’Antoine Bourdelle, Germaine Richier occupe une place unique dans l’histoire de la sculpture du 20e siècle. En à peine plus de vingt-cinq ans, l’artiste s’affirme comme profondément originale. Son art puissant forge une nouvelle image de l’homme et de la femme, aux identités complexes et changeantes, jouant des hybridations avec le monde animal ou végétal. Sa reconnaissance est fulgurante de son vivant : elle est la première sculptrice à bénéficier d’une exposition au Musée national d’art moderne à Paris en 1956. Focus sur la rétrospective qui lui est consacrée ce printemps, par Ariane Coulondre, commissaire de l’exposition.
Bronze emblématique de Germaine Richier, L’Ouragane personnifie la puissance de la nature. Avec ses bras et ses doigts écartés, créant une impression de vie, elle évoque les corps pétrifiés de Pompéi qui fascinent tant la sculptrice. Malgré son visage calme, son corps gonflé semble prêt à libérer, à la moindre expiration, toute la violence des éléments. « Mes statues doivent donner à la fois l’impression qu’elles sont immobiles et qu’elles vont remuer », confiait l’artiste. L’Ouragane a inspiré l’écrivaine Marie Darrieussecq pour une carte blanche (dernier ouvrage paru Pas dormir, 2021).
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