Giovanni Cioni, lieux incarnés
La filmographie de Giovanni Cioni est un carnet de voyages écrit avec les personnes qui lui ont confié leurs histoires. Celles-ci s’ancrent dans tous types de lieux : une ville, une rue, une vallée, une prison, un purgatoire, un camp d’extermination. Dans ces espaces chargés de mémoire, le réalisateur italien filme ses sujets avec une proximité radicale, pour capter les strates du temps qui passe. Balises rencontre le cinéaste à l’occasion de sa rétrospective organisée par la Cinémathèque du documentaire par la Bpi, du 3 au 21 décembre 2025.

« Je voulais voir la frontière. Voir. Je voulais être là, juste être sur les lieux. » Ces mots, prononcés par Giovanni Cioni à propos de la frontière entre l’Italie et la France que franchissent les migrant·es dans De la planète des humains (2021), résument la démarche du cinéaste italien, attaché à filmer les lieux tels qu’il les vit. Ce sont des endroits chargés de récits d’hommes et de femmes que le réalisateur a rencontré·es et avec qui il a tissé des liens. « J’ai toujours le sentiment de faire un film avec la personne qui partage son histoire, qui me la raconte, précise-t-il. Pour moi, filmer, c’est créer un espace dans lequel on voyage ensemble, que ce soit le personnage, moi, puis le spectateur ou la spectatrice qui fait ensuite son propre voyage. La dimension cinématographique réside dans cette expérience. »

« Per Ulisse. Repérage dans l’ancien hôpital psychiatrique de San Salvi à Florence, février 2008. Silvia avait connu Ulysse à San Salvi, elle l’avait aimé, puis il avait disparu. Elle doit me montrer les lieux de leur histoire. Elle ne veut pas être filmée. On convient que je filme les lieux et qu’elle me raconte, à mes côtés. Elle regarde ce que je filme puis, tout d’un coup, elle entre dans le champ – elle entre dans son histoire, comme en dansant. Et elle me dirige – elle me dit de filmer Mercure, le messager. C’est ce matin-là que je comprends que le film prend vie. »
Giovanni Cioni
Le lieu incarne l’être humain
À l’origine de chacun de ses films, il y a une rencontre et le retour sur un lieu imprégné d’histoires, individuelles et collectives.
« Faire du cinéma ne se résume pas à filmer, c’est être dans un lieu, avec l’autre, se mettre en jeu soi-même, affirme le cinéaste. Il s’agit de briser la relation de celui ou celle qui regarde et de celui ou celle qui est regardé·e. Je suis de plus en plus perplexe par rapport à ce cinéma où tu filmes les gens en cage dans le cadre, où tu ne te mets pas en jeu toi-même. »
Giovanni Cioni
Cette présence aux autres et aux espaces est palpable dans sa manière de filmer. Giovanni Cioni s’approche au plus près de ses sujets. Avant le tournage, il partage repas, chants et discussions avec celles et ceux qui lui confient leurs récits. Dans les rues de Florence avec Silvia qui cherche l’homme qu’elle a aimé (Per Ulisse, 2013), au Purgatoire de Naples en compagnie des personnes qui prennent soin des crânes anonymes (In Purgatorio, 2009), ou dans cette prison de Pérouse où les détenus rejouent des dialogues de Calderón et Pasolini (Non è sogno, 2019).

Il s’approprie les lieux où le présent et le passé de ses personnages cohabitent. Dans Dal Ritorno (2015), Silvano Lippi confie à Giovanni Cioni les atrocités qu’il a vécues dans le camp de Mauthausen. Le survivant, âgé et malade, décrit très précisément les lieux du camp d’extermination, où il était contraint, au sein des unités Arbeitsjuden, de déplacer les restes humains des chambres à gaz aux fours crématoires. Le cinéaste se rend ensuite à Mauthausen, sans Silvano, trop affaibli pour l’accompagner. Mais celui-ci est bien présent dans chaque plan, dans la chambre à gaz aux murs délabrés et noircis, sur la place « où l’on faisait l’appel ». Lors d’un échange téléphonique, Silvano demande à Giovanni, toujours sur place après avoir tourné : « Tu as vu le camp ? Tu imagines ? Tu me vois là-dedans ? […] Essaie d’imaginer comment j’étais là-dedans. » « Je t’y vois », répond le cinéaste.
Traces de l’histoire dans les lieux
Les repérages sont des moments cruciaux pour Giovanni Cioni qui saisit ces occasions pour « rechercher des traces de l’histoire, ou essayer d’imaginer des existences que ces lieux ont connues […]. C’est comme s’il y avait différentes strates de temps, que l’on découvrirait en parcourant les espaces. L’aspérité des murs témoigne des temporalités différentes. Les lieux changent et sont en même temps immuables. » Les gros plans du plâtre sur les murs des chambres à gaz (Dal Ritorno), le travelling avant parcourant la terre du « pas de la mort », sentier emprunté entre Vintimille et Menton par les résistant·es pendant la guerre et, aujourd’hui, par les migrant·es (De la planète des humains), les vues en plongée sur l’herbe de la vallée d’Aoste (Viaggio a Montevideo, 2017)… Ces plans montrent la matière de l’environnement et rendent concrète la rencontre du cinéaste avec le réel.

« Ventimiglia, janvier 2017. Une gare avant la frontière. On peut la traverser en train. On peut passer par un sentier dans la montagne. Le silence de la frontière – les migrants, les tentatives de passage, les rafles dans les trains, les refoulements, tout cela n’existe pas, n’a pas lieu. Au-dessus de la frontière, il y a la villa d’un personnage qui a vraiment existé, Serge Voronoff, mais qui semble le savant fou d’un vieux film fantastique. Alors, on peut raconter cette négation, le silence de la frontière, comme si ces lieux étaient le décor d’un vieux film fantastique qui s’intitulerait De la planète des humains. »
Giovanni Cioni
Giovanni Cioni se concentre sur les détails, partage son expérience du lieu et interroge le rapport entre l’espace et le temps. « Dans De la planète des humains, il y a un décalage temporel entre la réalité actuelle de la frontière et une histoire, celle du docteur Voronoff dans les années 1920. Chaque moment est ponctué par les mêmes coassements de grenouilles « qui semblent sorties d’un film fantastique », explique le cinéaste. Il voit dans ce truchement une manière d’interroger le présent. « Les grenouilles, cachées dans les citernes et témoins du passé, sont toujours là aujourd’hui. Elles symbolisent le passage de la vie à la mort, assistent à notre histoire et la racontent. »
L’espace et le temps se matérialisent aussi par les noirs, les silences, les bruits et la musique, importants pour Giovanni Cioni, qui confie avoir conçu ses films comme des partitions musicales. « Les images des lieux émergent et se prolongent dans le noir, tout comme la musique et les sons émergent du silence et peuvent y revenir. » Dans l’œuvre du réalisateur, à la bande-son soignée, les coassements d’un batracien, les vrombissements d’une ville, les bruissements de feuilles dans les arbres donnent à entendre la réalité d’un lieu et permettent aux spectateur·rices de participer au voyage, de manière incarnée.
Publié le 24/11/2025 - CC BY-SA 4.0
Pour aller plus loin
Giovanni Cioni
Site personnel du cinéaste italien, où l’on trouve des informations sur sa biographie, sur ses films, sa démarche de documentariste, ses projets.
Géographie sentimentale du documentaire. L'esprit des lieux
Guy Gauthier
L'Harmattan, 2010
Présentation de quelques représentants du cinéma documentaire comme Robert Flaherty, Joris Ivens, Raymond Depardon, etc. Les documentaristes, loin des faux-semblants des images sur papier glacé pour agences de voyage, tentent une autre approche et s’ils ne disent pas le réel, ils vont au moins sur place pour filmer.
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L'Idea documentaria. Altri sguardi dal cinema italiano
Marco Bertozzi
Lindau, 2012
Ouvrage sur le cinéma documentaire italien.
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