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Grands, ensemble

À l’occasion de l’exposition Banlieues chéries au Musée de l’histoire de l’immigration, et de la projection, pour le cycle Université permanente de Paris « Marges de Villes », du film Chronique d’une banlieue ordinaire de Dominique Cabrera, Balises interroge les représentations de la forme urbaine du grand ensemble, de l’idéal au rejet, de sa réhabilitation et de ses ambiguïtés.

Les Étoiles d'Ivry de Jean Renaudi, vue plongeante
Paysage d’Ivry, avec au premier plan Les Étoiles d’Ivry de Jean Renaudie, par Rob Duxk, via Wikimedia Commons, CC BY-SA 4.0

De loin, elles se ressemblent à s’y méprendre. Qu’on arrive par l’autoroute, la mer, ou depuis l’un des promontoires de la Corniche Kennedy qui servent de plongeoirs aux jeunes Marseillais.es du récit de Maylis de Kerangal, des barres d’immeubles ceinturent Marseille au sud et au nord. Elles comptent souvent quinze étages au moins, pour soixante à quatre-vingt mètres de large. Leurs habitant·es jouissent d’une vue imprenable : ici sur Mazargues ;  là sur l’Estaque. Le légendaire club de football azur et blanc peut y compter un soutien indéfectible. Mais pour le reste, tout diffère comme jour et nuit : au sud les voitures rutilantes, les espaces verts arrosés et la piscine sur le toit. Au nord, pas de piscine, les pannes d’ascenseur et des services publics intermittents. Entre les deux, près du centre, d’autres immeubles d’habitat collectif – comme la Cité radieuse de Le Corbusier, témoignent d’une époque, la reconstruction et les Trente Glorieuses, où la croissance urbaine s’entend en largeur comme en hauteur, pour toutes les classes sociales.

De l’espoir… (1953-1975)

Dans les représentations les plus courantes, ce qu’on désigne sous le nom de grand ensemble est synonyme de banlieue, et plus symptomatiquement encore de banlieue populaire, voire de « quartier sensible ». En France, politiques sociales et planification urbaine ont donné naissance, entre 1953 et 1975, dans tout ce qui n’était pas la ville-centre à ces grands ensembles connus : Val-Fourré, Minguettes, Grande-Borne… Ces réalisations avaient un but clair : fournir, aux classes laborieuses et à une population en expansion, logements, services et qualité de vie dont elles étaient jusqu’alors exclues. Entre La Zone filmée en 1928 par Georges Lacombe et le film de 1963 promouvant la « banlieue ordinaire » dont Dominique Cabrera fera plus tard la chronique, trente années ont passées. Trente années qui paraissent un siècle ; trente années d’accélération : un changement de civilisation.

Le grand ensemble, pourtant, ne dépend ni de sa localisation ni de la population qu’il abrite. Il existe des grands ensembles dans Paris intra-muros (Olympiades, Flandres), des grands ensembles au milieu de quartiers d’affaires (La Défense, construite à l’emplacement du bidonville de Nanterre), et même des grands ensembles abritant des communautés pratiquant une forme de ségrégation tout à fait volontaire, aussi éloignées que possible des banlieues populaires (Villeneuve-Loubet près de Nice, la Rouvière à Marseille).

L’homogénéité qui caractérise les quartiers où se rassemble la population à haut niveau de revenus se retrouve d’ailleurs dans des réalisations qui ont tout du « grand ensemble » : les stations de sport d’hiver. Certaines d’entre elles, comme Les Deux-Alpes, ont d’ailleurs vu leur cote baisser d’année en année du fait de leur ressemblance avec les fameuses « cité-dortoirs »… Ironiquement, la balance qui fait pencher les représentations de l’espoir vers le repoussoir n’épargne pas plus les grands ensembles luxueux que les autres, même si, entre une semaine de vacances au ski et des vies entières, les conséquences ne sont pas du tout les mêmes pour les populations concernées.

… au repoussoir (années 1980)

Si la forme du grand ensemble ne s’y réduit pas, c’est cependant en banlieue et dans les quartiers périphériques que toute une génération d’architectes et d’urbanistes a reçu « carte blanche », souligne Latifa Oulkhouir, journaliste au Bondy Blog. Avec des fortunes variées : les fameux Choux de Créteil, les Étoiles Renaudie à Ivry, ont été construits entre 1969 et 1974. Cités radieuses pour leur concepteur, cages à lapins pour ses détracteur·rices, les unités d’habitation conçues par Le Corbusier vingt ans plus tôt constituent l’archétype concentrant toute la versatilité des perceptions communes sur la réalité des grands ensembles. D’abord HLM, l’unité de Marseille, réalisée en 1947, a vite été privatisée, abritant désormais hôtels de luxe et lofts d’architectes. En périphérie de Saint-Étienne celle de Firminy, inscrite en 1967 dans un ensemble comprenant également stade, maison de la culture et piscine, a subi de plein fouet un discrédit épousant à la fois la désaffection industrielle d’une région, de sa population, et la réaction anti-moderniste consécutive à l’abandon de la politique urbaine et sociale de la période 1953-1975. Longtemps murée et sans classement au patrimoine, elle aurait pu connaître le sort funeste de nombreuses barres et tours démolies depuis.

Pour le visionnaire maire de Suresnes Henri Sellier, les cité-jardins de l’entre-deux guerres, puis les grands ensembles pendant les Trente Glorieuses, sont pourtant des formes urbaines indispensables. Elles répondent à la nécessité de décongestionner les villes et leurs banlieues, guettées par « l’anarchie », et d’organiser la vie entre l’usine et l’habitat. L’urgence de la construction se traduit dans la pierre, avec ce qu’on appelle le fonctionnalisme. « La forme suit la fonction », selon la formule de l’architecte américain Louis Sullivan (1856-1924). Néanmoins, on reproche souvent à cette architecture d’être peu fonctionnelle, et en dépit des réussites objectives du mouvement en termes de qualité de vie (le fameux triptyque « soleil, espace, verdure » de Le Corbusier). Dans les années 1980, l’essor des « villes nouvelles », qui leur ont succédé, s’inscrit-il dans la continuité, ou corrige-t-il ce modèle jusqu’à parfois le nier ?

Du grand ensemble, la ville nouvelle semble avoir gardé certains traits, comme la qualité de vie ou le volontarisme foncier. Mais elle en rejette radicalement d’autres, condamnant par exemple la verticalité sur le plan architectural. Sur le plan politique, pour nombre d’analystes, elles en sont même « l’antithèse ». Ainsi Renaud Epstein, par exemple, affirme qu’avec la désindustrialisation et la mise à mal du mouvement ouvrier, la forme urbaine du grand ensemble en banlieue populaire perd toute attractivité pour les décideur·euses public·ques. C’est désormais aux travailleuses et travailleurs du secteur tertiaire que les politiques de logement consacrent l’essentiel de leur investissement. Toute une ingénierie financière, technologique, socio-culturelle, paysagère ou de transports « multimodaux » accompagne la construction. Fleurissent alors, dans le meilleur des cas, les villes nouvelles d’Évry, Cergy ou Villeneuve-d’Asq, qui ont inspiré le réalisateur Éric Rohmer, « architecte raté », selon Thomas Clerc, mais aussi des banlieues pavillonnaires sur le modèle étasunien. Et c’est précisément pendant ces années que les « cités » craquent.

Histoires ! (2000-…)

Aujourd’hui, tous ces modèles sont en crise, et la ville dense retrouve la cote. La patrimonialisation de certains grands ensembles bien choisis, comme ceux de Le Corbusier ou de Renaudie, a permis leur requalification, moyennant le transfert d’une partie de la population, engendrant la gentrification de ces bâtiments. Exactement comme pour les quartiers populaires, mal famés naguère et aujourd’hui « branchés », il semble que la valeur d’un grand ensemble dépende de la composition sociale et du niveau de vie de ses habitant·es. C’est tant mieux pour l’architecture. Mais qu’en est-il du « patrimoine immatériel », celui composé de mémoires et de formes de vies lentement tramées et tissées ?

Trente ans après Chronique d’une banlieue ordinaire  (1992), véritable oraison funèbre pour le Val-Fourré avant démolition, la parole et l’expérience des habitant·es sont de nouveau au centre de l’attention. Dans ce film de Dominique Cabrera, une ancienne résidente explique que les meilleurs moments de sa vie étaient là, dans cette tour : « ça m’a fait mal quand on a déménagé ». Si aujourd’hui, face à la brutalité des rapports sociaux et de la ségrégation urbaine, il semble n’y avoir pas d’autre alternative pour qui grandit en cité que « d’en sortir », dans les années où sont apparus les grands ensembles, ceux-ci constituaient pour beaucoup un point d’arrivée. Un habitant de la cité des 4 000 à La Courneuve rappelle qu’au début les vingt-six étages (pour deux cents mètres de long) de « la guirlande » accueillaient des familles de toutes origines et conditions. Maintenant « les Italiens ne sont plus là. Et même les Maghrébins ! Ils sont partis en pavillon. Seuls sont restés les plus fauchés, et quelques vieux », précise-t-il.

La volonté d’extraire de l’assignation des ensembles longtemps soumis à la relégation s’affiche derrière la requalification architecturale et une bienveillance de façade. Or, comprendre que des générations se succèdent dans ces immeubles, alors que quelques années ont suffi à les imaginer et à les construire – et quelques secondes à les souffler – est essentiel. C’est là tout l’enjeu d’une initiative comme le musée du logement populaire en Seine-Saint-Denis (à l’exemple du Lower East Side Tenement Museum de New York), ou de l’association Hôtel du Nord-Fabrique d’Histoires à Marseille.

La vérité entrevue par Charles Baudelaire et Jacques Roubaud sur l’allure à laquelle les villes changent, « plus vite, hélas ! que le cœur des humains », vaut en effet autant pour les grands ensembles que pour les quartiers historiques des villes-centre.

Publié le 17/06/2025 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

On est bien arrivés. Un tour de France des grands ensembles

Renaud Epstein
Le Nouvel Attila, 2022

Une histoire des cités HLM françaises, depuis la première construite en 1936, à travers leurs représentations sur des cartes postales. © Électre 2022

À la Bpi, 913.321 EPS

Retour sur les villes nouvelles

Loïc Vadelorge
Créaphis, 2014

Synthèse sur la création des villes nouvelles françaises, surtout en région parisienne, dans les années 1965-1975. L’ensemble du concept des villes nouvelles est analysé dans ses origines et son héritage, mais au-delà de l’exemple des villes nouvelles, une autre lecture de l’histoire urbaine depuis 1970 est suggérée, montrant un renouvellement engagé il y a une dizaine d’années.

À la Bpi, 913.324 VAD

La Cité radieuse de Marseille. Le Corbusier, un art pour vivre

Lionel Hoëbeke
Éditions Hervé Chopin, 2023

Ensemble comprenant des logements, des commerces, une école et un toit terrasse, la Cité radieuse de Marseille illustre les théories de Le Corbusier, qui cherche à associer harmonieusement vie individuelle et collective. Toutes les questions propres à cette expérience unique sont ici abordées en une quarantaine de thèmes précédés d’une partie historique replaçant sa construction dans son contexte. © Électre 2023

À la Bpi, 70″19″ LECO 2

Logo du Musée de l'Immigration à Paris

Banlieues chéries

L’exposition Banlieues chéries, du 11 avril au 17 août 2025 au Musée de l’histoire de l’immigration, propose une plongée intime dans ces territoires singuliers, au carrefour de l’art, de l’histoire et des dynamiques sociales.

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