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Appartient au dossier : Images des troubles moteurs

Images des troubles moteurs #4 : après la guerre

Surgissant dans les œuvres d’artistes et de photojournalistes, la figure du mutilé de guerre interroge la place des anciens combattants et des handicaps moteurs dans la société civile. Balises vous présente quelques exemples nés du premier conflit mondial, de la guerre du Vietnam ou de la guerre d’Irak, à l’occasion du cycle « Handicaps : une vie à part ? » proposé par la Bpi en 2023.

Photographie en noir et blanc : trois hommes, amputés d'une jambe, sont assis autour d'une table en plein air et manipulent du cuir ou des chaussures. Un quatrième est debout à côté.
École de rééducation des blessés et mutilés de guerre de Grignon, Agence Rol (commanditaire), 1918. Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

La Première Guerre mondiale

En France…

Durant le premier conflit mondial, la censure limite fortement la production et la circulation d’images de blessés présents au front. Les journaux de tranchées, quant à eux, se concentrent sur l’expérience des unités combattantes par et pour lesquelles ils sont rédigés, et non sur l’évacuation de soldats mutilés ou réformés. Les illustrations mettant en scène des blessés font ainsi figure d’exception dans Le Crapouillot, périodique satirique fondé en 1915 « pour distraire les bonhommes de l’avant et soutenir le moral des immobilisés de l’arrière » : quelques rares convalescents apparaissent dans un numéro partiellement censuré, dans un dessin humoristique et, à la fin du guerre, dans une illustration à l’encre de Chine au titre inhabituellement grave.

Pourtant, l’ampleur du conflit, la gravité inédite des blessures et les possibilités de survie liées aux progrès de la médecine entraînent le retour d’un nombre considérable de soldats mutilés, paralysés ou amputés. La photographie est alors utilisée pour documenter le travail des unités médicales près des lignes de front, l’évacuation des mutilés vers l’arrière et l’indispensable évolution des traitements face à de nouvelles blessures. La circulation de ces images répond à un objectif de propagande – valoriser la médecine militaire – mais surtout à un enjeu pédagogique – former, par l’image, le personnel sanitaire à de nouvelles pratiques médico-chirurgicales.

Photographie en noir et blanc : un homme, amputé d'une jambe, est assis près d'une table haute et manipule une pièce de bois ou de métal.
École des mutilés à Lyon : un mutilé tourneur, Agence Meurisse (commanditaire), 1915. Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Désormais porteurs d’un handicap moteur, les mutilés revenus du front sont bien sûr visibles dans l’espace public mais aussi, indirectement, à travers une iconographie interrogeant leur réinsertion dans la société civile. Des lithographies de Théophile Alexandre Steinlen sont par exemple reproduites sur des programmes de galas ou de concerts au profit des invalides de guerre, pour lesquels une exposition est également organisée à Paris dès 1916. Toutefois, l’affiche imaginée à cette occasion par Francisque Poulbot ne souligne guère la souffrance des blessés ou leur nouveau handicap.

Des reportages photographiques réalisés dans des centres de rééducation donnent aussi à voir des ex-soldats blessés, travaillant la terre, le cuir ou le bois. Comme l’analysent les chercheuses Claire Le Thomas et Valérie Gorin, ces tirages soulignent à la fois l’autonomie de ces hommes surmontant leur handicap, et le soutien apporté par une nation redevable : l’enseignement artisanal dispensé dans ces centres doit leur permettre de retrouver un emploi, une certaine indépendance financière et une place reconnue dans la société. Enfin, les agences photographiques s’intéressent au sort des invalides de guerre lors de remises de décoration puis, après 1918, de réceptions à l’Élysée, de fêtes du 14 juillet ou de commémorations de l’armistice. Ces rassemblements inspirent l’une des rares peintures représentant, en France, d’anciens combattants handicapés : Jean Galtier-Boissière, fondateur du Crapouillot, y dépeint d’ex-soldats aveugles, mutilés de la face, amputés ou paralysés (Fêtes de la victoire : le défilé des mutilés, 1919).

… et en Allemagne

Tableau représentant un homme en uniforme militaire bleu et rouge, la main droite amputée, une cigarette aux lèvres. À l'arrière-plan, une toile de peintre et une femme posant nue.
Ernst Ludwig Kirchner, Autoportrait en soldat, 1915, Oberlin, Allen Memorial Art Museum. Via Wikimedia Commons

En Allemagne, la situation est toute autre. Dès 1915, le peintre expressionniste Ernst Ludwig Kirchner se représente, amputé d’une main, dans son Autoportrait en soldat. Réformé en raison de ses problèmes de santé et de ses addictions, il n’a pas réellement subi une telle blessure : cette toile exprime plutôt sa peur d’être envoyé au front et, plus encore, d’y perdre son identité d’artiste – une angoisse aussi évoquée, de l’autre côté du Rhin, par l’illustrateur Jean-Louis Forain.

Par la suite, le traumatisme du conflit perdu donne naissance, chez les peintres Otto Dix et George Grosz, à un corpus témoignant des horreurs de la guerre et de ses séquelles sur des corps mutilés ou défigurés, sans équivalent en France. Dans Les Joueurs de skat (1920), Otto Dix dépeint trois gueules cassées attablées autour d’une partie de cartes : il souligne les dégâts infligés aux corps par l’expérience des tranchées, mais aussi les nombreuses interventions médicales faisant de chaque homme un assemblage hétéroclite de chair, de bois et de métal, assimilé à une machine – un aspect accentué par l’usage conjoint de la peinture à l’huile et du collage sur toile. La figure du mutilé de guerre se retrouve également, en 1920, dans ses tableaux La Rue de Prague, Le Marchand d’allumettes et Les Invalides de guerre – toile aujourd’hui perdue, mais déclinée en dessin. D’anciens soldats estropiés, mendiant dans la rue, apparaissent aussi dans son triptyque La Grande Ville (1927-1928). Otto Dix pose sur ces scènes un regard sarcastique, soulignant à la fois l’absurdité du conflit, la vaine fierté de ces hommes arborant leurs médailles, et l’indifférence à leur sort d’une partie de la société weimarienne.

Ces deux aspects reviennent également chez George Grosz. Son aquarelle Automates républicains (1920) donne à voir des hommes sans visage, constitués de prothèses et de tuyaux, exhibant leur Croix de fer ou leur drapeau allemand. Des lithographies intégrées à ses portfolios Dans l’ombre (1921) et Les Brigands (1922) insistent davantage sur la marginalisation des mutilés de guerre, assimilés aux autres laissés-pour-compte de la république de Weimar. Heinrich Hoerle, quant à lui, dépeint l’homme-machine comme matériau de la guerre et de l’industrie, en fusionnant la figure du soldat handicapé et celle de l’ouvrier d’usine taylorisée. La figure de l’ancien combattant blessé occupe donc chez ces artistes une fonction critique. L’accent mis sur les prothèses, qui reflète la prise en charge proposée par les autorités allemandes au lendemain de la guerre, permet aussi un parallèle entre le sort du mutilé et celui de l’Allemagne : comme le souligne l’historienne de l’art Catherine Wermester, cet appareillage tente d’effacer le handicap, de la même manière que la société weimarienne tente d’oublier le conflit.

Les invalides de guerre restent toutefois nombreux et visibles durant l’entre-deux-guerres, au point de figurer dans l’inventaire photographique de la société allemande développé par August Sander. Un ancien soldat blessé à la jambe est ainsi photographié dans un fauteuil roulant avec, en arrière-plan, un escalier accentuant ses difficultés de déplacement. On retrouve néanmoins, dans ce portrait, la quête d’objectivité et de respect irriguant l’ensemble des portraits réalisés par August Sander, qui transforme ses modèles en archétypes.

La guerre du Vietnam

Dans la seconde moitié du 20ᵉ siècle, la place accordée par les artistes et par la société aux soldats mutilés est très différente de celle qui leur était reconnue après 1918. La nature, la localisation et les protagonistes des combats changent considérablement, tandis que les blessures et morts violentes concernent également des millions de civils. Qu’il s’agisse de la Seconde Guerre mondiale ou des conflits liés à la guerre froide et aux décolonisations, les œuvres portant sur le destin spécifique d’hommes engagés dans une armée étatique et blessés sur le terrain se font plus rares.

Lors de la guerre du Vietnam, par exemple, les photographes se concentrent davantage sur les enjeux politiques du conflit, sur la dureté des combats et sur la situation des populations civiles. On trouve alors des photographies de soldats blessés évacués par leurs camarades ou pris en charge par le personnel médical – sur place ou, dans le cas d’un reportage de Co Rentmeester pour le magazine Life (1970), dans un hôpital pour anciens combattants, dont les conditions d’accueil déplorables sont ainsi dénoncées. Les représentations photographiques de vétérans revenus à la vie civile, porteurs d’un handicap moteur reconnu comme permanent, sont en revanche quasiment absentes.

La guerre du Vietnam inspire par ailleurs de nombreux·ses artistes américain·es, qui l’évoquent directement ou développent, en réponse au conflit, une réflexion plus large sur l’éventuel rôle politique de l’art. Parmi elleux, Paul Thek fait évoluer ses sculptures de pièces de viande vers des parties reconnaissables de l’anatomie humaine : en 1966-1967, ses Warrior’s Arm et Warrior’s Leg figurent des membres amputés, rappelant à la fois les ex-voto des églises, les combats de gladiateurs antiques et les souffrances engendrées par l’implication croissante des États-Unis dans la guerre du Vietnam.

Martha Rosler, quant à elle, interroge la réception des images de violence et les conséquences domestiques de la guerre dans sa série de photomontages Home Beautiful: Bringing the War Home (1967-1972) : le conflit ne fait plus irruption dans les foyers américains par l’intermédiaire de la télévision, mais par la superposition de photographies de Vietnamien·nes blessé·es et d’illustrations tirées d’un magazine de décoration.

La guerre d’Irak

Quelques décennies plus tard, Martha Rosler signe une nouvelle série (2004-2008) en réponse à la guerre d’Irak. En 2008, elle utilise le même procédé sur un large panneau d’affichage encourageant les Américain·es à voter lors de la prochaine élection présidentielle, et choisit alors comme sujets deux jeunes hommes amputés d’une jambe.

L’intervention américaine au Moyen-Orient ravive le souvenir de la guerre du Vietnam – un conflit long, brutal, illégitime et coûteux. De nombreux·ses photojournalistes se mobilisent pour couvrir les affrontements et le quotidien des combattant·es sur le terrain, mais aussi le retour aux États-Unis de soldats blessés. La photographe Nina Berman signe ainsi deux séries sur le sujet. La première s’intitule Purple Hearts (2003-2004), du nom d’une médaille militaire remise aux soldats américains blessés. Elle rassemble des portraits de vétérans amputés d’un bras, d’une jambe, ou touchés au visage. La seconde série, Marine Wedding (2006-2008), documente le retour à la vie civile et le mariage du sergent Tyler Ziegel, sévèrement brûlé au visage et amputé d’une main. Tous ces hommes sont photographiés dans un cadre intime et familier – leur chambre, leur cuisine, leur jardin –, parfois en compagnie de leurs proches, mais souvent seuls. Par ces choix documentaires, Nina Berman souligne la permanence de leur handicap moteur et la solitude induite par l’expérience de la guerre.

Le photojournaliste Eugene Richards poursuit une démarche relativement similaire dans son ouvrage War is Personal : il y documente, par le texte et l’image, la vie de quinze Américain·es affecté·es par la guerre d’Irak, dont Tomas Young, paraplégique suite à une blessure par balle, Dustin Hill, brûlé au visage et amputé d’une main après une explosion, Shurvon Phillip, handicapé moteur du fait d’une blessure crânienne, et sa mère Gail Ulerie, et Nelida Bagley et son fils José Pequeño, paralysé et incapable de parler après avoir perdu une partie de son cerveau dans une explosion. De même, le photographe Peter van Agtmael propose, dans Disco Night Sept 11, une chronique des guerres menées par les États-Unis entre 2006 et 2013 à travers les expériences de soldats rencontrés sur le terrain ou à leur domicile – par exemple Raymond Hubbard, touché par un tir de roquette et amputé d’une jambe, et Bobby Henline, brûlé et défiguré par une explosion.

Pour Nina Berman comme pour Eugene Richards, ces photographies constituent une réaction face au manque de couverture médiatique des blessé·es et des victimes de guerre. Cette relative indifférence a d’ailleurs été confirmée après la réalisation de leurs reportages : tous·tes deux relatent des difficultés à vendre et diffuser leurs images, dans la presse américaine ou auprès de maisons d’édition. Surtout, ces photographies tentent de documenter le coût réel du conflit : non pas son incidence sur la popularité du président dans les sondages ou sur l’image des États-Unis à l’international, mais ses conséquences profondes pour les hommes et femmes engagé·es dans l’armée, pour leurs proches et, plus largement, pour la société américaine. Si cela passe en partie par des reportages sur les mutilés de guerre, un autre enjeu réside aussi dans la représentation visuelle de handicaps et troubles invisibles, comme la dépression ou le stress post-traumatique – ce qui émerge, en creux, dans certaines photographies d’Eugene Richards.

Publié le 24/04/2023 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

War / Photography. Images of Armed Conflict and Its Aftermath

Anne Wilkes Tucker et Will Michels (dir.)
Museum of Fine Arts, Houston, 2012

Ce riche ouvrage en anglais, consacré aux représentations photographiques des conflits armés, propose un sommaire thématique interrogeant les usages, les contextes ou encore les sujets de ces prises de vue, du 19ᵉ siècle à nos jours. Un chapitre d’Anne Wilkes Tucker, intitulé « Medicine », revient plus particulièrement sur les photographies des blessés de guerre, de leur prise en charge et de leur retour à la vie civile.

À la Bpi, niveau 3, 77.43 TUC

« De la Grande Guerre à la guerre d’Irak : photographies de soldats mutilés, entre corps abandonné et réhabilitation », par Valérie Gorin | Alter 4(1), 2010

« Depuis mars 2003 et le début de la guerre en Irak, le gouvernement étasunien s’est efforcé de convaincre l’opinion publique de la réalité d’une “guerre propre”. Pourtant, alors que la guerre s’enlise et que les pertes s’alourdissent, la question des blessés de guerre se pose quant à sa visibilité. Présenté en héros parti au combat, le soldat mutilé rappelle à la nation un sacrifice auquel elle devra nécessairement faire face un jour. Cet article s’interroge donc sur la place de l’iconographie des blessés de guerre au XXᵉ siècle, de la Grande Guerre au conflit irakien, plus particulièrement sur son évolution dans la société étasunienne depuis le traumatisme du Vietnam. Si les progrès de la médecine militaire assurent une meilleure prise en charge des soldats blessés, ils ne peuvent effacer la trace physique et/ou psychique de la mutilation de guerre et du handicap qu’elle implique. À travers une sélection de grands reportages de la presse magazine étasunienne et des travaux du photographe James Nachtwey, cet article s’efforce de décrypter le rôle des images par une analyse de contenu effectuée au moyen du logiciel Atlas.ti. Les thématiques relevées permettent de soulever les enjeux des mutilations de guerre et leurs implications sur la perception du corps handicapé. »

Photojournalists on War. The Untold Stories from Iraq

Michael Kamber (dir.)
University of Texas Press, 2013

Ce livre en anglais présente le travail d’une quarantaine de photographes et photojournalistes ayant couvert la guerre d’Irak, en suivant combattant·es et habitant·es sur le terrain ou en documentant le retour des militaires ou la situation de leurs familles aux États-Unis. Chaque série d’images est accompagnée d’un entretien avec le ou la photographe, relatant son expérience ou livrant ses impressions sur la couverture médiatique du conflit.

À la Bpi, niveau 3, 77.43 KAM

Le Handicap en images. Les représentations de la déficience dans les œuvres d'art

Alain Blanc et Henri-Jacques Stiker (dir.)
Érès, 2003

Cet ouvrage collectif rassemble une vingtaine de chapitres analysant, à travers des études de cas, les représentations des handicaps dans les arts. Les œuvres d’Otto Dix, George Grosz et Heinrich Hoerle sont notamment évoquées dans les textes de Pierre Le Quéau, Henri-Jacques Stiker et Catherine Wermester, dont on peut également lire en ligne un article sur le sujet, paru dans Vingtième siècle. Revue d’histoire en 1999.

À la Bpi, niveau 3, 7.153 BLA

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