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Appartient au dossier : Contre-chant : luttes collectives, films féministes

Des mots et des chiffres sur le harcèlement de rue

Le documentaire de Maggie Hadleigh-West, War Zone (1998) témoigne de l’agression des femmes dans l’espace public aux États-Unis et déclenche l’intérêt des médias étasuniens, puis européens dans les années 2000-2010, pour le harcèlement de rue. Alors que le cycle « Contre-chant » pointe le rôle des cinéastes dans les luttes féministes d’hier et d’aujourd’hui, Balises confronte les mots et les sentiments des femmes à la réalité du phénomène du harcèlement de rue.

femme dans un escalator regardant derrière elle
Photo weddingclub, [CC0] Pixabay

Le terme de harcèlement de rue s’applique à toutes les violences sexistes et sexuelles commises dans l’espace public. Souvent considéré comme une forme de violence moindre, en termes de gravité des faits, au regard de celles faites aux femmes dans l’espace privé et au travail, il a fait l’objet d’études dès les années 1980, mais n’a intéressé que tardivement les médias et les pouvoirs politiques. Pourtant le sentiment d’insécurité des femmes dans l’espace public est général et avéré.

Répéter les mots des agresseurs et raconter

En 2012, la jeune belge Sofie Peeters, alors doctorante en cinéma, ouvre le débat sur le harcèlement avec son documentaire Femme de la rue qui montre le comportement et fait entendre les mots de ceux qui la harcèlent lorsqu’elle parcourt les rues de Bruxelles. La même année, et bien avant le mouvement #MeToo, Anaïs Bourdet, militante féministe, ouvre le blog « Paye ta shnek » sur trumblr.com et collecte plus de 15 000 récits de femmes sous forme de citations. L’effet cumulatif de ces insultes répétées est saisissant. Les témoignages concordent et se recoupent pour dessiner un système d’oppression masculine généralisé. Avec leurs mots, elles racontent les agressions qu’elles ont subies, comment les insultes ou les gestes se sont imprimés dans leur chair, dans leur esprit. Mais aussi comment ces événements ont affecté leur équilibre psychique ou leur confiance en elles, comment ils ont entravé leurs libertés.

En 2014, Héloïse Duché fonde le collectif Stop harcèlement de rue pour sensibiliser au phénomène. Dans la foulée, les médias se font l’écho de ces récits poignants qui parlent à toutes et des initiatives. Le sujet s’impose dans le débat public et en 2015, un plan national de lutte contre le harcèlement dans les transports est lancé. La campagne qui en découle reprend les mots et les insultes que les femmes subissent, pour les décliner en noms de stations d’une ligne de métro imaginaire. Une semaine internationale de la lutte contre le harcèlement de rue est célébrée en avril 2017 et chaque année depuis.

Bien que la loi du 3 août 2018, dite « loi Schiappa » vienne renforcer la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, les comportements des harceleurs comme la passivité des témoins persistent. C’est pourquoi les témoignages s’accumulent en ligne, et notamment sur les réseaux sociaux, portés par des comptes au nom explicite comme Dis bonjour sale pute (2020) ou Toute nue dans la rue (2020). En 2023, Annaka Stretta, étudiante en photographie, réalise des portraits de femmes victimes de harcèlement qu’elle relie à leur récit, pour son projet Don’t be scared, girls. Des extraits sont publiés dans un fanzine distribué aux spectateur·rices du cycle « Contre-chant : luttes collectives, films féministes » sur les luttes féministes d’hier et d’aujourd’hui.

Des chiffres aussi puissants que les mots

Les enquêtes sur le harcèlement de rue comme l’enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (ENVEFF, 2000) et l’enquête Violences et rapports de genre : contextes et conséquences des violences subies par les femmes et par les hommes (Virage, 2015) puis l’enquête Ipsos de 2018 réalisée pour la Fondation Jean-Jaurès, dresse un tableau édifiant des agressions que subissent les Françaises dans l’espace public. Surtout, les chiffres viennent accréditer les récits et confirmer le ressenti. Quelques exemples à partir de citations.

Toutes concernées

86 % des Françaises victimes d’au moins une forme d’atteinte ou d’agression sexuelle dans la rue.

24 % les ont subies dans les douze derniers mois.

Enquête Ipsos/Fondation Jean-Jaurès, 2018

« Je suis toujours sur mes gardes, j’essaie de repérer les gros lourds potentiels… En fait, j’ai l’impression d’évoluer en permanence sur un champ de mines ! »

Extrait du témoignage de Sabrina, 29 ans dans « Harcèlement de rue : vos témoignages », Elle.

Les outrages sexistes les plus communs

« Des fois, on est en plein hiver, emmitouflées dans d’énormes manteaux et il y aura toujours quelqu’un qui va passer, à pied ou en voiture, et nous regarder, nous parler d’une certaine manière, nous faisant nous sentir comme des bouts de viande. Ce n’est pas de la séduction, mais de la consommation. “Je te veux, je t’aurai”.
Souvent, quand je sors le soir, j’ai le souffle court et me demande si c’est le dernier soir où j’aurais une vie normale. »

Don’t be scared, girls d’Annaka Stretta

1 femme sur 10 subit des approches verbales insistantes chaque année.
15 % des femmes sont sifflées et
20 % des femmes sont regardées de façon insistante chaque année.
Ce sont les comportements les plus communs.

Une Française sur deux a été victime de remarques, moqueries, insultes sexistes, gestes grossiers à connotation sexuelle au cours de sa vie.

Enquête Ipsos/Fondation Jean-Jaurès, 2018

Des victimes souvent jeunes

Plus de 80 % des femmes de 18 à 24 ans ont déjà été sifflées dans la rue, contre 52 % des femmes de plus de 55 ans, en 2022.

Statistica, publié par Sheelah Delestre, 21 févr. 2024

« Avec l’âge, je suis moins confrontée à tout ça, mais je sais que dans ma jeunesse, c’était récurrent, même quand j’ai eu mes enfants. Et ça me perturbait beaucoup parce que j’étais maman. Je me promenais avec une poussette et on venait me parler et m’insulter. Je rentrais et je me sentais mal. »

Don’t be scared, girls d’Annaka Stretta

Dans les transports

« J’étais dans le bus. Un homme s’est mis à côté de moi et a pris tout l’espace, ce qui faisait que j’étais collé·e à la fenêtre. Sans manquer, il me regarde et me dit “Qu’est ce qu’il y a ? Tu veux que je t’écrase la tête contre la vitre ?”. J’allais juste au travail, il était 15 h. C’est l’une des rares fois où je me suis dit : “Là, ça peut devenir violent. Ce ne sont pas juste des mots”. »

Don’t be scared, girls d’Annaka Stretta

87 % des Françaises déclarent avoir déjà été victimes de harcèlement ou de violences sexuelles ou sexistes dans les transports. 

54 % des femmes déclarent s’abstenir de prendre les transports à certaines heures, par peur.

« Transports en commun : lancement d’un comité contre les violences faites aux femmes » | viepublique.fr, 25 mai 2023

L’inaction des témoins

85 % des Parisiennes sont persuadées que leur éventuelle agression se ferait dans l’indifférence générale, contre 65 % des femmes en moyenne. 

Vice-présidente de la Fédération nationale des associations d’usagers des transports (FNAUT), 14 mars 2018

« Je ne sais plus exactement, s’il m’a agrippé la fesse ou l’a “juste” claquée. Je sais plus très bien. Mais bon, ce sont des choses que tu évacues que tu mets de côté. J’essaye de me dire que ça va, mais petit à petit, je me sens en danger n’importe où. Dans un bar, rue, métro, même un Uber. Et vu que personne ne réagit souvent… »

Don’t be scared, girls d’Annaka Stretta

Pour lutter contre le harcèlement de rue, il faut former les individus, y compris les témoins, à distinguer la drague du harcèlement. Toustes doivent prendre conscience de la gravité de ces agressions qui sont bien souvent source de traumatismes. C’est ainsi que l’on donnera aux témoins les moyens de réagir, et aux victimes ceux de porter plainte.

Publié le 12/06/2024 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Rapport du groupe de travail « Verbalisation du harcèlement de rue » | Secrétariat d'État chargé de l'Égalité entre hommes et femmes

Le groupe de travail tient à rappeler qu’il existe un arsenal législatif qui peut permettre de sanctionner une partie des comportements pouvant être constitutifs d’un « harcèlement de rue ». Pour autant, face à son inapplication, il est nécessaire de simplifier la poursuite des auteurs et de créer un interdit clair qui doit permettre d’éviter un risque de manque d’effectivité. (Introduction)

Les femmes face aux violences sexuelles et le harcèlement dans la rue. Enquête en Europe et aux États-Unis | ifop, 19 novembre 2018

Étude publiée à l’occasion du colloque du 19 novembre 2018, « Violences sexuelles et sexistes au travail : état des lieux, état d’urgence ? »

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