Harutyun Khachatryan, l’Arménie aux mille présents
Le cinéaste arménien, mis à l’honneur par une programmation de la Cinémathèque du documentaire par la Bpi, rend compte de la persistance du passé dans le présent, avec une filmographie qui mêle documentaire et fiction.
Harutyun Khachatryan grandit au sein de la communauté arménienne de Géorgie, alors sous domination soviétique. Il s’installe ensuite à Erevan, capitale de l’Arménie, devenue une république indépendante à la chute de l’URSS en 1991. Comme la sienne, l’histoire de la plupart des familles arméniennes recèle des déplacements. Les survivant·es du génocide de 1915 furent ainsi contraint·es à l’exil, dans des parcours parfois marqués d’allers-retours entre Orient et Occident. Dès son premier long métrage, le cinéaste évoque l’un de ces destins contrariés : Return to the Promised Land (1991) suit l’emménagement, dans une maison abandonnée, d’une famille ayant fui les pogroms anti-arméniens du Haut-Karabagh en 1988. Isolée en pleine campagne, elle doit réinventer un mode de subsistance à partir de ce que la nature lui offre. Dans son dernier film, Three Graves of the Artist (2022), Harutyun Khachatryan s’attache à un homme en constante réinvention. Il filme, à travers les époques, les pérégrinations du peintre Vahan Ananyan, de Tallinn à Odessa. Bien qu’attaché au souvenir de son pays natal, l’artiste se présente comme un homme du monde, dont l’art et la pensée prétendent à l’universalisme. Le film témoigne ainsi du métissage artistique et intellectuel que produit la diaspora. Il raconte comment plusieurs générations d’Arménien·nes en exil maintiennent des liens avec leur culture, permettant la survie d’une langue et d’une religion millénaires.
La forme du mouvement
Comment représenter cette coexistence des époques et des espaces au sein d’une même vie ? Avec The Last Station (1994), Harutyun Khatchatryan propose un dispositif narratif singulier. Le film est structuré autour de la lecture d’une lettre imaginaire que Gerald adresse à son ex-épouse, Nora. Alors qu’il et elle vivent dans des pays différents, le récit provoque une résurgence du passé, avec des images (rejouées) de leur existence commune dans divers lieux, à différentes périodes : la tentative pour ces deux artistes arménien·nes né·es en Égypte de faire carrière à Los Angeles, puis la création d’un spectacle présenté à Avignon, Paris ou Londres, tandis que se joue leur quête d’identité en tant qu’exilé·es.
Dans les portraits de ses amitiés errantes, le cinéaste produit de saisissants contrastes, juxtaposant différents états d’un même être. Dans Endless Escape, Eternal Return (2014), Hayk apparaît alternativement comme un homme de théâtre vindicatif dans la force de l’âge, un conteur dont les plus grandes aventures sont révolues, et un pauvre hère arrivé au terme de sa vie, porté par un espoir de retour en Arménie qui restera inassouvi. Ces différentes étapes ne sont pas racontées selon une chronologie linéaire, mais émergent au gré de va-et-vient qui soulignent une sédimentation du temps – chaque époque semble contenir toutes les autres. Cette superposition rompt la plénitude du présent : à la vérité d’un moment succède un autre point de vue, interrogeant la possibilité de trouver la stabilité. Cette précarité, qui prend corps à l’écran par la transformation physique des protagonistes, met en lumière ce qui survit au passage du temps et aux déracinements : l’attachement à une culture, l’amitié.
L’empreinte des paysages
Accentuer ce qui perdure : voilà donc l’autre façon dont les œuvres du cinéaste arménien figurent l’épaisseur de l’existence. À l’inverse des récits où paroles et images entretiennent un rapport de contrepoint, plusieurs films font l’économie des dialogues et dépeignent une Arménie rurale imprégnée d’un sentiment communautaire. Les repas de fête, les mariages et les enterrements, ou encore la présence d’un funambule – spectacle aussi simple que merveilleux – renvoient à un héritage immémorial. Si les Arménien·nes d’aujourd’hui ont vécu dans différentes régions du monde, les paysages sauvages de leur Arménie actuelle portent-ils quelque chose de leur identité ? La présence des animaux s’avère essentielle dans l’œuvre d’Harutyun Khachatryan. Après les moutons inoubliables chez Artavazd Pelechian, autre grand cinéaste arménien, les bovins sont ici à l’honneur. Leur regard serein interpelle, et suscite des interrogations sur la raison d’être des guerres qui déchirent les peuples voisins. Le conflit entre les peuples arménien et azéri constitue un arrière-plan récurrent, notamment dans Border (2009), où le déplacement d’une bufflonne, ses adoptions successives, deviennent l’allégorie d’une dispute territoriale. Si le film commente l’actualité, il le fait sous la forme d’une fable intemporelle aux accents mythologiques.
Jeux de miroirs
Les effets de mise en abyme abondent dans cette filmographie : Harutyun Khachatryan ne cesse de mettre à l’honneur d’autres artistes, qu’ils ou elles soient comédien·nes, peintres ou musicien·nes. Return of the Poet (2006) figure l’art comme un vecteur capable de traverser le temps : une rime visuelle s’établit entre un homme et la statue qu’il est en train de sculpter. Au-delà de cet écho entre deux visages, de chair et de pierre, entre un artiste et sa création, une relation plus profonde se fait jour. Il s’avère que l’œuvre représente Jivani, célèbre poète arménien du 19e siècle. Ainsi, en taillant la pierre, l’homme donne forme à ce qui l’a lui-même modelé : un patrimoine immatériel le liant à ceux qui l’entourent. Lorsque le sculpteur traverse le pays avec sa statue, ce rôle fondateur de l’art devient plus évident : les textes de Jivani résonnent toujours à travers les chants entonnés de part en part. Loin de toute forme de patriotisme, la posture d’Harutyun Khachatryan est existentielle : en s’attachant au destin de son peuple, il cherche à comprendre ce qui nous permet d’aller de l’avant, malgré les catastrophes.
Publié le 13/10/2025 - CC BY-SA 4.0
Pour aller plus loin
Histoire du peuple arménien
Gérard Dédéyan (dir.)
Privat, 2007
« Vieille nation, mais jeune État », le peuple arménien, vieux de trois millénaires, a vu son indépendance restaurée en 1991 à la suite de l’implosion de l’Union soviétique. Jusqu’au 19e siècle, dans la région montagneuse à laquelle ils ont donné leur nom et en Cilicie, leur deuxième foyer, le peuple arménien s’est acharné à défendre sa liberté contre ses adversaires venus de l’est et de l’ouest. Privés d’État (mais non d’autonomies locales) pendant plus de 500 ans, les arménien·nes ont au moins su maintenir leur identité confessionnelle et culturelle, grâce à une religion officielle, le christianisme, et à un alphabet spécifique qui garantit la pérennité de leur langue. Le 20e siècle porte l’empreinte tragique du génocide, perpétré par le gouvernement jeune-turc en 1915, qui accélérera le processus diasporique. Le début du troisième millénaire, avec la reconnaissance de cette extermination par, entre autres, une loi de la République française en 2001, suscite à nouveau l’espoir de ce peuple.
Édition complétée d’un ouvrage publié en 1982 et conçu par une équipe internationale d’universitaires. Outre le quart de siècle décisif conduisant à l’année 2006, l’ouvrage est aussi enrichi d’un chapitre additionnel sur la première république d’Arménie (1918-1921).
À la Bpi, 947.41 DED
Le Rêve brisé des Arméniens. 1915
Gaïdz Minassian
Flammarion, 2015
C’est dans la nuit du 23 au 24 avril 1915, à Constantinople, qu’eut lieu la première rafle d’Arménien·nes, annonçant la longue série de déportations, tueries et massacres qui vont durer plus de trois ans. 1 500 000 personnes y perdent la vie, soit deux tiers des Arménien·nes de l’Empire ottoman. Les autres fuient la fureur des soldats, constituant une diaspora importante en Europe, au Proche-Orient et en Amérique. Depuis un siècle, la Turquie nie toujours ce génocide. Mais que s’est-il passé exactement ? Comment en est-on arrivé là ?
À la Bpi, 947.41 MIN
Penser un cinéma de la diaspora arménienne (1991-2017). Les Ombres des ancêtres oubliés
Garance Fromont
L'Harmattan, 2022
À partir de douze œuvres sorties entre 1991 et 2017 et mêlant reconstitutions historiques ou témoignages, l’autrice expose la façon dont les films de la diaspora arménienne investissent le champ cinématographique pour constituer une mémoire collective. Elle aborde notamment l’exil, la résilience, le deuil ou l’espoir d’obtenir justice. © Électre 2022
À la Bpi, 791.044 FRO
Le Cinéma arménien
Jean Radvanyi (dir.)
Éditions du Centre Pompidou, 1993
Le cinéma arménien est à l’image de ce peuple à la culture millénaire : diversifié, voire déchiré entre des influences contradictoires, éclaté en plusieurs continents au hasard d’une diaspora, et pourtant remarquablement cohérent dans ses sources d’inspiration, dans ses références assumées ou non. L’objet de cet ouvrage est de faire découvrir au lecteur cet univers cinématographique, bien au-delà des quelques noms qui se sont imposés jusqu’ici, d’Amo Bek-Nazarov à Atom Egoyan.
À la Bpi, 791(474.1) CIN
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