Série

Appartient au dossier : Claire Simon en 4 histoires Claire Simon, à voix haute

Les histoires sociales de Claire Simon

Les films de Claire Simon s’intéressent aux rapports entre individus et mettent en lumière les différentes classes sociales qui cohabitent dans un même lieu. Ils traitent d’inégalités sociales, de hiérarchie, d’argent, d’abus de pouvoir et d’injustices, mais aussi de dignité et d’humanité. Balises s’interroge sur la manière dont la réalisatrice transforme ces observations en histoire de la société contemporaine, tandis que la Cinémathèque du documentaire à la Bpi lui consacre une rétrospective à l’automne 2023.

une femme faisant sa vaisselle dans le Bois de Vincennes.
Claire Simon, Le Bois dont les rêves sont faits (2015) © Just Sayin Films

Questions d’argent

Pour Claire Simon, « l’argent est un opérateur de scénario » : c’est donc une thématique récurrente de son œuvre. Ses premiers films, Moi non… ou l’Argent de Patricia (1981), Mon cher Simon (1982) et Une journée de vacances (1983), évoquent l’impact des finances personnelles dans les interactions sociales et les parcours de vie. Dans les deux premiers, des formats courts, les questions sont très directes : « Combien cela t’a coûté ? Pour combien d’argent tu as sur toi ? Ça t’arrive souvent de ne pas avoir du tout d’argent ? » Elle filme ses proches, et dévoile leur histoire à travers ce prisme économique.

Dans Une journée de vacances, elle filme son père, très diminué physiquement par sa sclérose en plaques. Il doit être accompagné dans ses gestes quotidiens, y compris lors d’un séjour dans sa maison du Var. En captant ce moment, Claire Simon montre la dépendance de son père à ses prestataires de service et la relation que la rémunération crée entre eux. Elle filme le professionnalisme du kinésithérapeute à travers ses gestes, mais s’intéresse surtout à Henri, le discret assistant malgache. Qui est-il, lui qui permet à son père de vivre en exécutant à sa place tous les gestes vitaux ? Comment vit-il cette relation de soin particulière, qui suppose d’être à la disposition de l’autre ? Jouer aux échecs avec son patient fait-il partie du travail ? Quelle est la part de spontanéité ou de sincérité dans leurs échanges ? Claire Simon tournera d’autres films interrogeant le rapport entre soignant·es et patient·es : Les Patients (1989) et plus récemment Notre corps (2023) montrent des successions de consultations, au cours desquelles les considérations médicales sont indissociables de problématiques sociales. 

Confrontation des classes sociales

Claire Simon observe également les relations inégalitaires au sein des entreprises. Dans Coûte que coûte (1995), le directeur et les employé·es d’une société de restauration luttent désespérément pour la survie de l’entreprise, dont l’existence est menacée par le manque de trésorerie et les implacables lois du marché. Le patron, au bord de la crise de nerfs, alterne entre paternalisme, transparence, mensonges et promesses intenables, tandis que les employé·es, pas totalement dupes, sacrifient leur confort de vie au nom de l’entreprise et dans l’espoir de jours meilleurs. La réalisatrice envisage dans un premier temps d’appeler ce film Le Capital, soulignant la réflexion politique à l’œuvre dans cette observation de terrain. Dans Garages, des moteurs et des hommes (2021), Claire Simon filme les relations professionnelles entre un garagiste et son apprenti. Les clients défilent et les commandes s’accumulent. Le patron sous pression s’énerve et jure, mais fait pourtant preuve de bienveillance envers son apprenti et ses client·es, dont il allège les factures. 

Claire Simon observe également les interactions humaines dans les sphères plus intimes, comme lorsqu’elle filme la romance de sa fille de quinze ans dans 800 km de différence (2000). Tout oppose les deux adolescent·es : Parisienne en vacances, elle est issue d’un milieu cultivé, se déplace en train, et passe son temps à lire ; résident d’un petit village du Var, il travaille tout l’été dans la boulangerie familiale, chasse, fait de la moto, et n’aime pas la lecture. Manon est libre de passer d’un milieu à un autre, ce qui n’est pas le cas de Greg. Il est question qu’il vienne habiter à Paris, où Manon poursuit sa scolarité, mais la fin du film laisse cette option en suspens. Sans remettre en cause la sincérité des sentiments, 800 km de différence souligne ainsi un profond fossé social, symbolisé par les longs trajets en train qui séparent les amoureux·ses.

Composition fragmentaire

Plusieurs films de Claire Simon sont tournés dans des lieux très fréquentés, qui permettent de cumuler les rencontres et de confronter les regards et les expériences : l’hôpital, le bois de Vincennes, la gare du Nord. La cinéaste s’en remet au hasard des rencontres et des micro-événements, et collecte des récits de vie. Grâce à cette mosaïque d’entretiens, elle compose un portrait de lieux qui constituent des échantillons de la société française. « Heure par heure, la gare du Nord peut donner une image de la France dans sa totalité », affirme par exemple Claire Simon à propos de son film Géographie humaine (2013), dans lequel elle va, avec son ami Simon, à la rencontre de celleux qui fréquentent cette immense gare parisienne. Les voyageur·ses y côtoient des employé·es et des habitué·es. Ces groupes eux-mêmes ne sont pas homogènes : les voyageur·ses des grandes lignes ne sont pas les mêmes que celleux des trains de banlieue, les touristes se différencient des résident·es étranger·ères, les employé·es de la SCNF n’ont pas le même statut que celleux qui travaillent dans les galeries commerciales ou à la manutention du bâtiment…

Les plans larges encadrent le ballet incessant de silhouettes, dont le statut social est marqué par quelques détails : les voyageur·ses sont très mobiles, les employé·es sont plus statiques ou en poste. Les personnes qui déambulent côté verrière sont munies de valises et semblent plus détendues que celles qui arpentent les quais des lignes de banlieue ou de RER… Et puis, il y a celleux qui occupent les recoins de la gare : les employé·es à l’entretien ou à la sécurité, les jeunes de banlieue qui cherchent à sortir du petit monde de leur cité pour faire de nouvelles rencontres, les personnes sans domicile fixe qui retrouvent leurs compagnons ou compagnes de misère et qui sont si peu habitué·es à ce qu’on leur donne la parole qu’iels peinent parfois à la prendre. Mises bout à bout, les histoires individuelles racontent l’exil, l’oppression, le racisme et le déclassement social. 

Claire Simon adopte la même mise en scène en mosaïque dans Le Bois dont les rêves sont faits (2015), qui suit les habitué·es et les résident·es du bois de Vincennes. En écoutant les histoires intimes des passant·es, la cinéaste explore là aussi les strates d’une microsociété singulière.

Les invisibles et les déclassé·es

Claire Simon n’oublie pas de donner la parole aux personnes placées en marge de la société ou des standards : les pauvres, les précaires, les sans-abris, les malades et tous·tes celleux que la société peine à intégrer ou à valoriser. Leur histoire, quand on prend la peine de l’écouter, révèle la personne, au-delà des apparences ou du métier qu’elle exerce. Les parcours de vie chaotique sont aussi riches d’expériences. Ainsi, dans la gare du Nord, l’agent de sécurité raconte qu’il était cadre au Congo et le vendeur de repas chinois est aussi entrepreneur et galeriste. Le discret aide-soignant Henri, qui accompagne le père de Claire Simon, a exercé le métier de professeur de mathématiques. Si les histoires des personnes sans domicile se résument souvent à quelques mots que leurs détenteur·rices peinent à livrer, elles se lisent aussi dans leur regard, dans leur émotion ou dans ce qu’iels taisent avec pudeur, comme cette jeune femme qui traîne dans la gare du Nord et qui dit que sa petite fille est morte il y a quelques mois, puis focalise l’attention sur son compagnon canin.

En tournant sa caméra vers ces personnes que les passant·es feignent de ne pas voir, et plus largement en filmant des parcours de vie a priori ordinaires dans des lieux quotidiens, Claire Simon offre de notre société un tableau juste et profond, qu’elle complète film après film.

Publié le 25/09/2023 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

photographie de Claire Simon en noir et blanc
Claire Simon © Sophie Bassouls

« Cinémathèque du documentaire à la Bpi - Claire Simon » : Entretien avec Marion Bonneau | Les yeux doc, septembre 2023

Cet entretien avec Marion Bonneau, programmatrice du cycle « Claire Simon, les rêves dont les films sont faits », est à retrouver sur Les yeux doc, la plateforme du catalogue national de films documentaires animée par la Bpi.

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