Interview

Hito Steyerl, l’art sous surveillance
Entretien avec Florian Ebner et Marcella Lista

Arts

Hito Steyerl, How Not to Be Seen: A Fucking Didactic Educational .MOV File, 2013. HD video, single screen in architectural environment, 15 minutes, 52 seconds. Image CC 4.0 Hito Steyerl, courtesy of the Artist, Andrew Kreps Gallery, New York and Esther Schipper, Berlin

À travers des films, des vidéos, des installations et des essais théoriques, Hito Steyerl évoque la crise des utopies politiques à l’ère du capitalisme numérique. Le tout avec humour et irrévérence soulignent Florian Ebner et Marcella Lista, commissaires de l’exposition que lui consacre le Centre Pompidou en 2021.

Quelle influence la formation de chef-opératrice et de documentariste de Hito Steyerl a-t-elle sur son œuvre ? 

Hito Steyerl le rappelle souvent : la pratique critique du documentaire est la racine de sa démarche. Elle s’est formée au Japon, dans le contexte de l’essor du cinéma indépendant, dans une école alors dirigée à Tokyo par Imamura Shohei, qui porte aujourd’hui le nom de Japan Academy of Moving Image. La particularité des films engagés de la Nouvelle Gauche au Japon était alors de mêler le personnel et le politique, avec une esthétique que Hito Steyerl qualifie d’« explosive ». Son propre langage filmique chemine dès lors entre de multiples modèles, traversant les frontières et les genres avec une connaissance précise des codes de l’image. 

Dans November (2004), les fragments d’un court métrage de fiction réalisé à l’âge de dix-sept ans sont remontés et remis en perspective à la lumière du présent. Tandis que la toute jeune artiste puisait dans l’imaginaire du cinéma de série B un ressort de subversion, cette archive entre en collision avec des images postérieures, qui relèvent de l’enquête de terrain dédiée à Andrea Wolf, son amie d’enfance tuée en militant pour la cause kurde. La lecture des images se trouve complexifiée par ces allers-retours temporels. Hito Steyerl qualifie de « traveling image » l’interprétation changeante des images selon le contexte et le moment historique. 

Ses œuvres sont des films mais aussi des installations. Quelles expériences muséales proposent-elles au visiteur ?

Hito Steyerl a terminé sa formation en Allemagne, où elle vit encore aujourd’hui. Ses premières œuvres appartiennent à la tradition post-documentaire qui, dans l’Allemagne fraîchement réunifiée des années quatre-vingt-dix, emboîte le pas aux usages critiques de l’image-vérité développés par des cinéastes tels que Harun Farocki ou Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville. 

Au tournant de 2010, Hito Steyerl développe ses œuvres sous la forme d’installations spatialisées pour des lieux d’exposition, convoquant volontiers des effets immersifs pour mieux les déjouer. Ces installations interrogent la place des spectateurs, tant comme individus que comme collectivité. Il y a là matière à une déstabilisation du regard et une conscience accrue de ce que les mouvements mêmes du corps disent de notre relation à un lieu, à une situation, à un système de représentation, à un flux d’informations.

Hito Steyerl se prend en photo sur fond graphique
Hito Steyerl, How Not to Be Seen: A Fucking Didactic Educational .MOV File, 2013. HD video, single screen in architectural environment, 15 minutes, 52 seconds. Image CC 4.0 Hito Steyerl, courtesy of the Artist, Andrew Kreps Gallery, New York and Esther Schipper, Berlin

Pourquoi recourir au virtuel pour évoquer notre rapport au réel ? 

Si Hito Steyerl s’est intéressée au virtuel au tournant des années deux-mille-dix, c’est précisément parce que l’image-vérité, l’image optique produite par la lentille d’une caméra, était clairement devenue caduque comme outil de compréhension du monde. Les données et les algorithmes, par exemple les flux financiers ou les systèmes de reconnaissance de formes ou de sons, produisent aujourd’hui notre réalité. Ces structures invisibles, dont l’action est plus réelle dans la construction de notre environnement que ce que nous renvoie notre perception optique, sont devenues pour l’artiste un objet d’investigation concret. 

Dans l’installation Power Plants (2019), par exemple, elle utilise un logiciel d’anticipation, qui permet de simuler « l’image d’après » : c’est un persiflage humoristique autour des algorithmes faits pour prédire l’avenir, sachant que ces prédictions ne peuvent, en fait, se baser que sur la modélisation de choses déjà passées. En d’autres termes, l’intelligence artificielle, pour le moment du moins, ne peut prédire que le passé. 

Pourquoi Hito Steyerl se met-elle en scène ?

Dès ses premières œuvres, la présence de Hito Steyerl dans ses productions est une manière de signaler son point de vue, de souligner les contingences qui, dans la production des images, sont propres à l’autrice. En passant à travers un récit personnel, le propos de l’artiste est à la fois fragilisé et renforcé, il est ramené à l’ici et maintenant d’une prise de parole subjective. Si l’œuvre de Hito Steyerl tient en partie d’une forme de guérilla artistique, l’échelle humaine y est centrale. La voix, mais aussi le corps, le mouvement, travaillent finement le sens du grotesque pour tourner en dérision les systèmes de contrôle et d’identification. 

Sa vidéo How Not to Be Seen: A Fucking Didactic Educational .MOV File (2013) est un tutoriel pour se rendre invisible à la vision satellite et sa conclusion est très simple : il faut devenir plus petit qu’un pixel. Cette confrontation caustique de la réalité organique et de la réalité numérique produit toutes sortes de pivots critiques. Dans une collaboration récente avec l’artiste Trevor Paglen, Machine Readable Hito (2017), elle se prête à un jeu quasi-anthropométrique de « têtes d’expression », soumis ensuite à un logiciel de reconnaissance faciale dont l’efficacité d’interprétation déraille.

Hito Steyerl sur fond graphique noir et blanc
Hito Steyerl, How Not to Be Seen: A Fucking Didactic Educational .MOV File, 2013. HD video, single screen in architectural environment, 15 minutes, 52 seconds. Image CC 4.0 Hito Steyerl, courtesy of the Artist, Andrew Kreps Gallery, New York and Esther Schipper, Berlin

Comment la recherche et la création s’articulent-elles dans son travail ?

L’artiste est professeure à l’Universität der Künste de Berlin et elle est l’autrice de plus d’une trentaine d’essais, publiés en diverses anthologies, qu’elle rend disponibles gratuitement sur Internet. L’écriture est une composante essentielle de sa pratique. C’est là que Hito Steyerl condense le matériau de ses enquêtes et ses réflexions sur les nouvelles formes de représentation auxquelles nous conduit l’exploitation marchande des technologies. Le format de la conférence publique est lui-même une étape de maturation de ces constructions critiques. On le retrouve dans certaines vidéos présentées dans l’exposition, comme Is the Museum a Battlefield? (2013) où l’artiste met en évidence la promotion de musées d’art dans les zones à haute sensibilité de l’échiquier géopolitique.

Cela a-t-il un sens particulier pour elle de faire une exposition au Centre Pompidou ?

Le Centre Pompidou à Paris, comme le K21 à Düsseldorf, qui collabore à ce projet, sont toutes les deux des institutions publiques. Ce point est important pour une artiste qui enquête précisément sur l’avenir de ce modèle muséal, aujourd’hui menacé par la concurrence des institutions privées et la course aux ressources propres. Ce qui l’a intéressée au Centre Pompidou, c’est l’idéal démocratique qui a nourri la conception de ce centre d’art et de culture, d’un genre inédit à son ouverture en 1977, dont l’architecture signée par Renzo Piano et Richard Rogers dit à elle seule l’esprit d’ouverture et d’horizontalité. La Galerie 3 où se tient l’exposition fait face à la Fontaine Stravinsky de plain-pied avec la section piétonne de la rue Saint Merri, et cela a été une source d’inspiration pour le projet : son plateau serti de verre permet aux œuvres de dialoguer directement, non seulement avec l’extérieur mais encore avec la structure, le squelette du bâtiment.

Publié le 25/01/2021 - CC BY-NC-SA 4.0

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