Chronique

Illettré, de Cécile Ladjali

Comment vivre dans un monde dominé par l’écrit lorsqu’on ne sait pas lire ? Cécile Ladjali, professeure de lettres et romancière, nous plonge dans le monde de Léo, un jeune homme illettré qui fait tout pour le cacher, et laisse entrevoir les folles difficultés qui émaillent son quotidien.

Illettré - couverture
A la Bpi, 840″20″ LADJ 4 IL

Léo Cramps est un type plutôt solitaire. De la famille, il n’en a plus ; des amis, il n’en s’en est jamais beaucoup fait, surtout depuis qu’il a quitté les bancs de l’école. Il y a certes les collègues, à l’usine, mais Léo rechigne à se rapprocher d’eux. Ce n’est pas qu’il n’epas sympathique ; ce n’est même pas qu’il n’est pas sociable. C’est simplement que n’importe quelle situation pourrait le mettre dans l’embarras et le forcer à révéler le secret qu’il s’acharne à cacher, ce secret que, presque par hasard, sa charmante voisine va découvrir. Ce secret, comme l’indique le titre de ce roman de Cécile Ladjali, c’est que Léo ne sait ni lire ni écrire. On peine à se représenter ce que signifie une telle situation dans un monde où l’image prend certes de plus en plus de place mais où l’écrit reste absolument fondamental, ne serait-ce que pour mille choses du quotidien. Dès l’introduction posée, on pense à tous ces actes monstrueusement banals qui restent impossibles pour Léo ; l’inventaire de ces potentiels moments de gêne pourrait être quasiment illimité. Pour nous épargner un peu, Cécile Ladjali nous en dresse une rapide liste, qui pour être courte n’en donne pas moins le vertige :  


« Il y a donc beaucoup de choses que Leo ne peut pas faire. 1) Lire un courrier. 2) Lire les pancartes à l’usine ce qui lui éviterait de passer sous un rouleau compresseur. 3) Remplir sa feuille d’impôts. (Le problème des lettres mais aussi celui des nombres décimaux). 4) Faire ses courses sans acheter toujours la même chose en raison des prix sur les emballages (rien que le problème des nombres à virgule cette fois, parce que les chiffres ronds et leur litanie triste il connaît, à force de compter les marches ou les morceaux de gomme sur le trottoir). 5) Lire le nom des stations dans le métro. 6) Lire le nom des rues. 7) Lire les enseignes publicitaires. 8) Lire les sous-titres d’un film de John Ford en VO, alors qu’il adore les westerns. 9) Lire le journal. 10) Ecrire dans le journal de l’usine comme ont la chance de le faire ses amis syndicalistes. 11) Conduire un véhicule. 12) Lire un roman. 13) Offrir un livre car cela n’a évidemment aucun sens et qu’il ne veut pas passer pour plus bête qu’il n’est. 14) Ecrire une lettre d’amour. »
 

Illettré a ainsi, pour débuter, un intérêt documentaire. Cécile Ladjali, agrégée de lettres,  nourrit son récit et le personnage de Léo de mille fragments de son expérience – elle qui a côtoyé, le plus souvent, des publics en difficulté. On découvre avec attention ce que représente l’illettrisme dans la vie de Léo, les sentiments de honte et de rage qu’il provoque, toutes les stratégies élaborées pour ne pas être percé à jour, mais aussi l’enchaînement de circonstances qui l’ont conduit à sortir du système scolaire sans être capable de lire et d’écrire. Dans le cas de Léo, comme pour tant d’autres sans doute, c’est au collège que les lacunes commencent à s’accumuler – en dépit de débuts pas si décourageants que ça. Aux origines de cette déroute, il y a une famille où l’écrit n’a aucune place, et des parents aux abonnés absents. Léo quitte l’école le plus vite possible pour entrer à l’usine, où ses compétences de lecture rudimentaires ne sont plus sollicitées, menant peu à peu à un oubli complet.

Cécile Ladjali choisit de raconter cette histoire à la troisième personne et en usant, paradoxalement, d’un style plutôt raffiné, qui traduit avec recherche et soin les divers sentiments qui habitent Léo. Le parti pris pourrait créer un décalage avec le sujet, mais bien au contraire il permet à Cécile Ladjali d’éviter toute condescendance vis-à-vis de son personnage, dont la vie émotionnelle n’est pas moins riche pour être celle d’un illettré. Que le vocabulaire soit par endroits limité, que certaines tournures soient hésitantes n’empêche pas Léo de faire de son mieux pour mettre des mots sur sa pensée, dans une lutte constante contre le gouffre que représente l’illettrisme.

Evidemment, pour mettre en branle le mouvement narratif, Cécile Ladjali y ajoute une pincée de romance, par le biais de cette voisine attentionnée qui, après avoir découvert le secret de Léo, s’attachera à essayer de lui apprendre à lire, d’abord par elle-même puis en lui recommandant des cours dispensés gratuitement par une association ; des cours qui ressemblent à un mélange de réunions des Illettrés Anonymes et de classe de grande section de maternelle, de quoi donner immédiatement envie de renoncer face aux bêtifiantes récitations qui tiennent lieu d’enseignement – A comme Âne, B comme Baleine…

Cette relation amoureuse naissante et vacillante qui voit deux être bien abîmés par la vie se rencontrer n’aurait évidemment pas pu se suffire à elle-même. Plutôt prévisible dans son irrésolution, elle offre quelques moments touchants mais ressemble souvent à un simple prétexte. En instillant un peu de légèreté dans le récit du parcours de Léo, qui gagne progressivement en noirceur jusqu’à un redoutable dénouement, elle permet cependant à Illettré de trouver son équilibre, et de fonctionner autant en tant que roman qu’en tant que document.

Publié le 27/04/2016 - CC BY-SA 3.0 FR

Sélection de références

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"Cécile Ladjali a un désir fou de langage" - Ouest France (5 janvier 2016)

“L’illettrisme, je l’ai croisé un peu partout. Léo est une chimère, la synthèse de nombreux moments de classe”.

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