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Appartient au dossier : Écrire, filmer India Song

India Song « texte théâtre film » : une œuvre hybride

Analyse d’India Song de Marguerite Duras, de la pièce de théâtre au film, par Florence de Chalonge, professeure de littérature française à l’université de Lille 3, spécialiste du roman du 20e siècle.

Delphine Seyrig et Michael Lonsdale pendant le tournage
 Delphine Seyrig et Michael Lonsdale pendant le tournage d’India Song© Jean Mascolo

Du Vice-consul à India Song : histoire d’une genèse accidentée

Œuvre de commande, India Song qui paraît à l’automne de 1973 est à l’origine écrit à la demande de Peter Hall. Le directeur de la nouvelle salle du National Theatre de Londres voulait que Marguerite Duras lui écrivît une adaptation scénique de son roman Le Vice-consul (1966).

La construction du bâtiment prend du retard : le théâtre ne sera inauguré qu’en 1976 avec une pièce de Goldoni. Entre-temps, en 1974, Marguerite Duras aura enregistré en avril la pièce radiophonique issue du livre et tourné le film du même nom durant l’été, mais elle ne montera jamais la pièce. Le théâtre devait offrir à India Song un succès que le cinéma lui donne finalement.

Sélectionné hors compétition au Festival de Cannes en juin 1975, le film est remarqué pour sa grande beauté et son incroyable audace. Beaucoup font d’India Song le chef d’œuvre cinématographique de l’auteur.

Extrait des répétitions de la pièce radiophonique India Song, émission Marguerite Duras passionnément diffusée sur France Culture en 2013.

À écouter plus particulièrement de la minute 22:48 juqu’à 26:42
Marguerite Duras donne  ici des indications de tonalité à Michael Lonsdale qui joue le vice-consul dans la pièce radiophonique.


Une transgression de l’écriture théâtrale

Le théâtre donne à India Song sa structure tragique en cinq actes, resserre l’espace/temps dramatique autour de deux décors (une « Demeure de “Blancs” », puis l’ « île centrale » du Delta du Gange) pour raconter en deux jours une histoire « immobilisée dans la culminance de la passion », située dans l’Inde coloniale des années 1930.

Mais India Song s’éloigne du théâtre : le texte déroge à la règle fondamentale qui fait du dialogue le support de l’action. À l’exception de l’acte II, les personnages sont réduits au silence et, dans ce monde sans psychologie, le « texte » fait alors la part belle à de longues indications scéniques où les postures des personnages sont mises en avant.

Du texte au film : le jeu des voix et des images

C’est l’existence de deux couples anonymes de voix off conçu dès l’écriture du texte qui assure à India Song son destin de film : ces voix commenteront le récit en images, qui en retour les affectera, dans le cadre de dialogues légèrement modifiés ou déplacés par rapport au livre.

Mais le film d’India Song va plus loin que le texte en séparant radicalement l’image et le son : dans ce cinéma, les voix sont sans corps et les corps sans voix : à l’écran, les personnages parlent « bouche close ». Ce off intégral constitue l’innovation majeure du film.

« Le cinéma moderne a tué le flash-back, autant que la voix off et le hors-champ. Il n’a pu conquérir l’image sonore qu’en imposant une dissociation de celle-ci et de l’image visuelle […]. Jamais l’image visuelle ne montrera ce que l’image sonore énonce. Par exemple, chez Marguerite Duras, jamais le bal originaire ne resurgira par flash-back pour totaliser les deux sortes d’images. Il n’y en aura pas moins un rapport entre les deux, une jonction ou un contact. Ce sera le contact indépendant de la distance, entre un dehors où l’acte de parole monte, et un dedans où l’événement s’enfouit dans la terre : une complémentarité de l’image sonore, acte de parole comme fabulation créatrice, et de l’image visuelle, enfouissement stratigraphique ou archéologique »

Gilles Deleuze, L’Image-temps : cinéma 2, Paris, Minuit, « Critique », 1985, p. 364.

Publié le 22/09/2014 - CC BY-NC-SA 4.0

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