Portrait

Ing K, la « démocratie cinématographique en action »

Cinéma

Ing K © Manit Sriwanichpoom

Cinéaste, journaliste et écrivain engagée pour la liberté d’expression de son peuple, la thaïlandaise Ing K a réussi le tour de force de faire accepter par le régime un documentaire sur la censure condamnant un autre de ses films. Nicole Brenez, qui programme la rétrospective Ing K dans le cadre du Cinéma du réel, retrace le parcours de cette cinéaste, toujours en lutte pour la démocratie.

Abandonner ses études en arts plastiques pour secourir les réfugiés à la frontière cambodgienne : la démarche d’Ing Kanjanavanit peut se résumer dans un tel mouvement – délaisser l’académie parce qu’il y a plus d’urgence à secourir son prochain. Or, sa décision a eu pour effet de rebrancher sa pratique artistique sur la violence du réel, comme en atteste son oeuvre entièrement consacrée aux problèmes politiques, sociaux, religieux, économiques et écologiques de son pays, la Thaïlande.

Une conscience écologique et politique

Thailand for Sale (1991), Green Menace : The Untold Story of Golf (1993), et Casino Cambodia (1994) forment un triptyque consacré aux catastrophes écologiques et sociales qu’engendrent les choix gouvernementaux de développer massivement l’industrie du tourisme. Destruction des paysages, privatisation des espaces publics, raréfaction de l’eau, intoxication des animaux et des êtres humains avec les herbicides et pesticides, transformation des enfants en mendiants, corruption généralisée… À partir des analyses développées en Thaïlande et au Cambodge, c’est l’industrie mondiale du tourisme qui se voit remise en cause, Ing K étendant son propos aux cas de l’Indonésie, du Japon, des Philippines, d’Hawaii, du Vietnam. En complément, Casino Cambodia étend son propos sur l’axe du temps, observant comment le tourisme transforme les atrocités sanglantes de la dictature khmère rouge en lieux de curiosité et de villégiature.
C’est en 1999 qu’Ing K se fait connaître sur la scène internationale en tant que chef de file des écologistes protestant contre le tournage de The Beach (Danny Boyle, 2000). Ne reculant devant aucun cliché, la Fox avait fait planter une centaine de palmiers sur le parc naturel d’une île protégée pour accréditer son caractère exotique. En 2000, Ing K et son organisation appellent au boycott du film et, devant un cinéma, mettent en scène une immolation simulée dont la victime porte un masque de Leonardo Di Caprio.

Religion et censure

photo du film Citizen Juling
Citizen Juling (2008)

De 1998 à 2008, un autre front appelle Ing K, celui de la religion. Après un film de fiction burlesque anti-clérical, My Teacher Eats Biscuits (1998), la cinéaste revient au documentaire pour brosser un portrait des conflits religieux qui ensanglantent la Thaïlande. Elle prend pour sujet le cas dramatique d’une jeune enseignante bouddhiste, Juling Pongkanmul, peintre et humanitaire (comme Ing à ses débuts), tombée dans le coma à la suite d’une agression perpétrée par des musulmans. Recueillant témoignages et traces, Citizen Juling (2008) s’arc-boute contre la mort de sa protagoniste absente, cherche à la faire exister, survivre et persister par tous les moyens. Il offre une description inédite des conflits interreligieux du nord au sud de la Thaïlande, sorte de pendant thaï aux enquêtes réalisées en Inde par Anand Patwardhan (In the Name of God, 1992, Father, Son and Holy War, 1995).
Son film suivant, Shakespeare Must Die (2012), représente brillamment la dictature corrompue et sanguinaire qui règne à Bangkok à la faveur d’une adaptation littérale de Macbeth, traduit en thaï par la cinéaste elle-même. Shakespeare Must Die ne ressemble qu’à lui-même, mais évoque par son brio visuel un croisement entre le cinéma expérimental d’Hans-Jürgen Syberberg et de Derek Jarman. De façon plus inattendue pour une documentariste, Ing K se réclame de John Waters, cinéaste américain outrancier : « Il nous a montré, à moi et à d’autres cinéastes de guérilla de ma génération, comment il était possible de faire un film sans acteurs professionnels et avec très peu d’argent. »
La censure de Shakespeare Must Die, sous prétexte de « menace contre la sécurité nationale », conduit l’impavide Ing K à filmer au jour le jour les démarches auprès des autorités pour libérer son film : il en naît Censors Must Die (2013), fresque kafkaïenne, description bouleversante des rapports entre un pouvoir répressif et ses opposants, compte rendu approfondi des tactiques rationnelles et irrationnelles de part et d’autre, mais aussi grand film d’amour pour son protagoniste, le producteur Manit Sriwanichpoom.

Faire imploser l’arbitraire

photo du film Censors Must Die
Censors Must Die (2013)

Ing K résume ainsi Censors Must Die : « Partout où se rendait Manit, au milieu des tourments politiques secouant un territoire d’effroi, une caméra le suivait, dans des lieux secrets longtemps soustraits au soleil, où les témoins ne sont pas les bienvenus. Le film qui en résulte est l’histoire vivante d’une lutte pour la justice et la dignité humaine, pour le droit fondamental à la liberté d’expression dont les cinéastes thaïlandais sont privés. C’est la démocratie cinématographique en action dans tous ses détails obscènes et déchirants ; un sombre compte rendu d’événements assez farcesques pour être apprécié comme une comédie ».
Le film porte à son comble l’une des caractéristiques du style d’Ing K : la passion pour la minutie factuelle, qui fonde son regard critique et fait imploser poétiquement l’arbitraire, l’obscurantisme et l’absurdité de la dictature. Réquisitoire visuel contre l’appareil judiciaire aux ordres de la tyrannie, Censors Must Die offre un plaidoyer systématique pour les libertés personnelles et publiques et une affirmation désespérée en faveur du rôle supra-humain de la beauté : « Bientôt nous mourrons. L’art dans ce film restera ». En décembre 2015, Ing m’écrivait : « On me suspecte parce que je n’ai aucune doctrine, hormis celle de John Keats, « Beauté est Vérité » ».
Le 6 août 2013, le Comité de censure, sans pour autant libérer Shakespeare Must Die, autorise étrangement Censors Must Die « à ne pas se soumettre à la censure », « parce que les événements qu’il décrit sont réellement arrivés à M. Manit Sriwanichpoom ». Ainsi la précision factuelle protège-t-elle les cinéastes, ainsi affole-t-elle le pouvoir, ainsi Ing K remporte-t-elle une surprenante victoire dans sa guerilla d’images.

Portrait d’un peuple en lutte

photo du film Bangkok Joyride Part 1
Bangkok Joyride 1 (2016)

Malicieusement, la cinéaste place son dernier opus en date, Bangkok Joyride. Part 1. « How We Became Superheroes » (2016) sous l’égide de cette décision juridique pour le moins paradoxale et que l’on aimerait pouvoir étendre à tous les documentaires engagés, présents et à venir. Bangkok Joyride 1 déploie un compte rendu circonstancié des trois grandes manifestations de 2013 qui virent les Thaïlandais descendre par millions dans les rues pour réclamer la démocratie. De façon aussi logique qu’admirable, le film abandonne la voix off pour laisser toute la parole aux manifestants : slogans, pancartes, chants, masques, déguisements, vêtements, objets, gestes, drapeaux, discours, hurlements, sifflets. Bangkok Joyride 1 tend à un peuple opprimé le portrait de sa propre inventivité, de son inépuisable capacité expressive qui légitime in vivo son droit à obtenir ce qu’il réclame, c’est-à-dire une Constitution démocratique. En dépit de son générique final, « Starring the Ordinary People of Thailand » (avec des personnes ordinaires de Thaïlande), Bangkok Joyride 1 montre justement comment personne n’est ordinaire, comment chaque initiative atteste du caractère unique et souverain de chaque manifestant au sein du groupe. Ing K annonce un second volet intitulé Bangkok Joyride. Part 2. « Shutdown Bangkok » et, à ce titre, nous pouvons d’ores et déjà inscrire son diptyque au registre des chefs-d’oeuvre du cinéma de l’apprentissage démocratique, aux côtés du Rapport général sur des questions d’intérêt pour une projection publique (1977) de Pere Portabella ou du Bon Peuple portugais (1980) de Rui Simões, deux films d’une après-dictature que l’on souhaite proche aux manifestants de Bangkok et à leur dévouée portraitiste, Ing K, dont l’intense travail en presse si puissamment l’avènement.

Nicole Brenez

Article paru initialement dans de ligne en ligne n°22

Publié le 23/03/2017 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

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