Appartient au dossier : Le regard immersif de Jean-Charles Hue sur les communautés
Jean-Charles Hue : échos entre documentaire et fiction
L’œuvre du réalisateur Jean-Charles Hue est singulière. Elle oscille entre documentaire et fiction. Les frontières y sont volontairement floues, certains films se répondent, se font écho. Car Jean-Charles Hue s’inspire d’histoires ou d’évènements décrits dans ses documentaires pour en faire de la fiction. Balises vous propose une double analyse comparée, à l’occasion de la rétrospective consacrée au cinéaste lors de l’édition 2024 du festival Cinéma du réel, du 22 au 31 mars à la Bpi.
À la recherche de son histoire et de ses origines, Jean-Charles Hue enquête dès la fin des années 1990 sur la famille de sa grand-mère, qui s’appelait Dorkel. Il fait ainsi la connaissance des Dorkel, installés à Beauvais, dans l’Oise. Il s’immerge pendant sept ans dans le quotidien de cette communauté de voyageurs yéniches, un peuple migrant d’Europe de l’Ouest, de confession évangélique, avant de commencer à filmer. Cette rencontre inspire cinq films documentaires de durée variable, diffusés dans le cadre d’une rétrospective du festival Le Cinéma du Réel 2024, dans lesquels il capte des fragments de vie, des récits autobiographiques.
Dans ses films de fiction, Jean-Charles Hue met en scène le matériau de ses documentaires. Et si ses films documentaires montrent une envie de fiction, ses films de fiction, où les personnages jouent leur propre rôle, délivrent, eux, une vision documentaire.
Un ange et La BM du Seigneur : récits d’une rédemption
Dans le film documentaire Un ange, tourné en 2005, Fred Dorkel raconte une rencontre qui a changé sa vie : celle d’un gadjo, envoyé de Dieu, qui lui confie un chien blanc. Cet évènement bouleverse Fred : il a une illumination, se convertit et décide de se ranger. Lui, le voleur, n’a plus envie de voler : « J’ai une chance de changer. »
Le récit de cette rencontre, qui dure quelques minutes dans Un ange, fait l’objet d’une fiction de 82 minutes en 2010, intitulée La BM du Seigneur. Fred y joue son propre rôle. « [Fred et moi] voulions raconter ce qu’il avait vraiment vécu, mettre en scène une partie de sa vie. […] Dans l’évangélisme, la confession est publique. C’est pourquoi Fred a toujours imaginé le film comme sa confession publique », explique le réalisateur dans le dossier de presse du film.
Dans La BM du Seigneur, les scènes d’ambiance et de vie sur le camp sont tournées de manière documentaire. Les autres scènes ont, elles, été tournées de manière assez libre, en donnant aux protagonistes l’enjeu de la scène, mais en leur laissant une grande liberté dans les dialogues pour qu’elle soit la plus vraie possible.
« J’ai d’abord tourné cinq semaines de documentaire. […] Ensuite, nous avons filmé trois semaines de fiction. […] Je ne voulais pas faire une fiction à 100 %. Quoi que je fasse, j’ai besoin d’une accroche avec le réel, sinon j’ai l’impression d’une construction artificielle, d’une coquille vide, d’autant plus que je filmais les « vraies » personnes qui ont vécu cette histoire. Il fallait que je trouve le bon mélange entre fiction et réel », explique Jean-Charles Hue.
Il assume ces frontières floues et en fait même un principe narratif : « Je recherchais ce flottement entre fiction et documentaire. […] J’aime cet aller-retour permanent entre la fabrication d’une chose (mon amour de la fiction) et un autre cinéma qui est cette vie, ce témoignage amical et sociologique sur des rapports humains », ajoute-t-il.
Les deux films présentent des plans identiques, par exemple cette saisissante image du dogue argentin, chien blanc symbolisant la rédemption de Fred.
Dans le milieu évangélique gitan, ce genre de rencontre mystique est un phénomène couramment admis. Après la rencontre de l’ange, Fred, l’ex-voleur, s’interroge sur ce qu’il va devenir, ce qu’il va faire, ce que sa communauté, et les hommes en particulier, vont penser de lui. Mais pour lui, le chien représente un avertissement, un cadeau : « C’est ma chance pour changer, ce chien », dit-il dans La BM du Seigneur.
L’Œil de Fred et Mange tes morts : road movie grinçant aux allures de film noir
L’Œil de Fred, documentaire tourné en 2007, est un récit de 16 minutes tourné en un unique plan fixe. Fred Dorkel y raconte une virée en voiture et une soirée qui aurait pu mal tourner. « C’était une journée qui était partie banale, mais qu’aurait pu se terminer en bain de sang », explique-t-il. L’évènement est narré comme une anecdote du bon vieux temps. Car entretemps, Fred a rencontré l’ange, s’est converti et a mis fin à sa carrière de voleur.
On ne voit jamais le visage de Fred. Juste ses bras, ses mains, ses tatouages, son couteau… Jean-Charles Hue crée avec ce plan fixe une intimité paradoxale et dérangeante entre le spectateur et ce corps tronqué, déshumanisé. Hors-champ, d’autres personnes qui ont participé à la soirée, dont le réalisateur, ponctuent le récit.
« On est en train d’expliquer l’histoire de notre vie, l’histoire réelle de ce qui s’est passé. C’est pas une fiction », dit Fred dans ce film. Et pourtant… sept ans plus tard, en 2014, Mange tes morts, la version road movie fictionnée de ce récit, voit le jour.
« Mange tes morts est une fiction à 100 %. C’est un film qui a été pensé et écrit comme tel, même si mon cinéma se nourrit de la vie de toute la communauté. Les deux ont en commun de plonger dans des histoires vécues par les Dorkel et parfois par moi-même, ainsi que la mythologie des gitans. Cette virée en bagnole a effectivement eu lieu mais des éléments imaginaires ajoutés en ont fait un road movie, une sorte de chevauchée proche du western. », explique Jean-Charles Hue dans le dossier de presse du film.
Des éléments communs relient les deux films : la confusion d’un des protagonistes entre Creil et Créteil, la crainte de la panne d’essence, la course-poursuite avec la police, la découverte des yeux porte-malheur dans le coffre…
Cependant, des différences existent entre le documentaire et la fiction. Le personnage principal de Mange tes morts n’est pas Fred Dorkel, mais son jeune frère, Jason, qui s’apprête à célébrer son baptême chrétien quand Fred revient après 15 ans de prison. Il est entraîné par Fred, avec Mickaël et Moïse, dans une virée à la recherche d’un camion et de sa cargaison de cuivre. Les quatre hommes vont vivre une nuit éprouvante et mouvementée avant le retour de trois d’entre eux sur le camp le lendemain, pour le baptême de Jason.
Le film dure 94 minutes. Les trente premières, lumineuses, tournées sous un écrasant soleil d’été, montrent des scènes de vie de la communauté des gens du voyage, décrivent l’ambiance du camp et le retour de Fred, qui n’est pas le bienvenu auprès de tous.
La suite est plus oppressante, plus sombre. Jean-Charles Hue tourne de nuit, sur les routes de l’Oise. Il filme l’intérieur de la voiture, dans un fast-food ou sur les lieux du casse, et donne ainsi à Mange tes morts un air de film noir. C’est cette partie qui est librement inspirée du récit de Fred dans L’Œil de Fred.
Publié le 11/03/2024 - CC BY-SA 4.0
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