Il est l’un des premiers en France à avoir compris l’importance de la techno. Dès la fin des années 1980, le critique Jean-Yves Leloup se passionne et diffuse ce qui va devenir la dernière grande esthétique musicale du 20e siècle. Rencontre avec un des piliers de la scène électronique hexagonale dans le cadre de l’évènement Ground techno : Detroit – Berlin, blues futuriste organisé par les bibliothécaires de la Bpi, dans le cadre de la Chambre d’écho(s).
Jean-Yves, pouvez-vous vous présenter ?
Je suis journaliste, enseignant et créateur sonore. J’ai écrit plusieurs ouvrages sur la musique électronique, dont Global tekno, Digital magma, Musique non-stop et coordonné il y a peu le catalogue de l’exposition ElectroSound.
Au tout début des années 1990, quand la techno et la house ont débarqué en France, je travaillais déjà pour Radio FG, la première station à les diffuser massivement. J’y ai rencontré les DJs pionniers de cette période. J’ai très vite compris qu’il se passait quelque chose d’important et que j’avais la position idéale pour observer et promouvoir le travail de ces artistes. J’ai commencé à écrire sur la musique mais aussi sur le son, la création sonore et plus généralement sur les relations entre les arts visuels et la musique.
La techno a déjà 30 ans. Est-elle une musique pop ?
C’est une musique populaire, mais qui n’est pas construite sur les schémas de la pop et de la chanson, avec leurs couplets, vers, refrain. C’est une musique plutôt minimaliste, basée sur la percussion, la répétition et des accords assez denses. Elle est dédiée à la danse et à la fête, mais aujourd’hui, alors que les fêtes et festivals n’ont jamais été aussi nombreux, on oublie souvent qu’elle est aussi une musique mélodieuse et spirituelle. Elle permet aussi de rêvasser, de s’évader.
La techno a rééquilibré les échanges culturels entre les pays anglo-saxons et européens. La culture de la pop est dominée par l’Angleterre et les Etats-Unis. Avec la techno et la house, tout d’un coup, l’Allemagne, la France, la Belgique, la Hollande et les pays scandinaves leur ont tenu la dragée haute. Ce sont des musiques ouvertes au dialogue des cultures. La techno de Détroit, jouée par des musiciens noirs, s’est nourrie de la musique électronique européenne des années 1980, qui à son tour s’est nourrie de celle de Détroit.
Enfin, la techno est très liée à la culture DJ, à la création partagée. Elle accepte l’altérité, l’altération puisqu’elle peut être mélangée, réappropriée, transformée… Qu’il soit gravé sur vinyle ou en fichier numérique, un morceau peut être accéléré ou ralenti sous les doigts d’un DJ, mélangé à un autre morceau, joué quelques secondes ou plusieurs minutes… C’est une autre approche de la notion d’autorité, d’auteur, et même de l’œuvre.
La techno naît à Détroit mais se développe en Europe, notamment à Berlin. Quel lien y a-t-il entre les deux villes ?
Juste un mot sur cette notion de techno. Ce terme a été collé à Détroit pour promouvoir la compilation Techno ! The new dance sound of Detroit parue en Angleterre en 1988, presque avant même que cette musique n’existe ! Si on écoute cette compilation aujourd’hui, on dirait que c’est de la house ! Je travaille actuellement sur l’ouvrage Techno 100 (à paraître cette année chez Le mot et le reste) qui propose une sélection des 100 morceaux essentiels. Parmi ceux sortis entre 1990 et 1993, beaucoup viennent de Belgique, de Hollande et d’Allemagne, et pas seulement de Détroit. La techno européenne, beaucoup plus martelée et bien moins rêveuse, a d’ailleurs vite triomphé sur celle de Détroit. Dire que la techno est née à Détroit n’est pas faux, mais Détroit n’a été qu’une étape… Il faudrait réécrire cette histoire de la techno que des journalistes comme moi ont colportée ! C’est ce que commencent à faire de jeunes journalistes et de jeunes chercheurs.
Pour moi, la techno, c’est un dialogue entre deux continents. Détroit et Berlin se sont rencontrés grâce à Dimitri Hegemann, le fondateur du club et label Tresor. Il a sorti Final cut, le premier groupe de Jeff Mills sur son premier label, Interfisch Records. Un truc un peu martial, un peu industriel et encore un peu maladroit ! Il a toutefois compris qu’il se passait quelque chose d’important à Détroit. Il a donc invité ces musiciens noirs à Berlin et les a édités sur son label. Il a même encouragé une esthétique commune avec ce morceau, Die Kosmische Kuriere de 3MB, avec Juan Atkins, Thomas Fehlmann et Moritz Von Oswald. C’est un morceau emblématique de cette réunion des deux villes : le passé prestigieux de Détroit avec le jazz, la soul de la Motown et le garage rock, et celui de ce qu’on a appelé l’École de Berlin, cette électro planante à la Tangerine Dream… Jeff Mills et Blake Baxter ont fini par s’établir à Berlin, ce que fera aussi Richie Hawtin, bien plus tard.
En parlant de Dimitri Hegemann, que pensez-vous de son double projet de mégaclub à Détroit et de musée de la techno, le Living archive, à Berlin ?
C’est une forme de retour dans cette amitié germano-américaine qui s’est scellée vers 1990. Le Tresor, ce sont des musiciens, des directeurs artistiques, des gens de la scène musicale qui ont été nourris par ces musiciens noirs américains.
Détroit et Berlin sont deux villes ayant chacune une mythologie très forte et partagent la même poétique romantique des ruines industrielles. Dominique Deluze l’a très bien filmée dans Universal techno, de même que Florent Tillon dansDétroit, ville sauvage. A Berlin, ces gigantesques espaces abandonnés ont engendré quelque chose de positif alors qu’à Détroit, ils sont le résultat d’une crise violente et durable. Hegemann voudrait faire à Détroit ce qu’il a fait à Berlin avec le Kraftwerk, cette ancienne usine électrique qu’il a reconvertie en club et label, mais aussi en espace d’expositions et centre culturel.
Y a-t-il une techno propre à ces deux villes ?
La techno de Détroit a plusieurs timbres. Il y a déjà cette techno rêveuse aux synthétiseurs afro-futuristes, comme les premiers morceaux de Carl Craig et Underground Resistance. Il y a ensuite cette techno beaucoup plus féroce d’Underground Resistance du début des années 1990 et de Richie Hawtin sur son label +8. Une techno non pas violente, mais énergique, portée sur les basses.
La techno de Berlin est beaucoup plus martelée, un beat très puissant, dont l’imaginaire peut évoquer le béton de ses ruines industrielles. Cette dureté empreinte d’un certain romantisme était déjà présente dans le rock et la new wave berlinois : les premiers Einstürzende Neubauten, Sprung Aus Den Wolken, Crime & the City Solution, les premiers Nick Cave & the Bad Seeds…
Il y a eu ensuite la techno minimale de Détroit, avec Jeff Mills et Robert Hood, différente de celle minimale de Berlin des années 2010. Cette dernière est une très belle techno, davantage liée au design sonore, une sorte de sculpture des sons. Aujourd’hui, la berlinoise est redevenue plus martelée tout en intégrant des drones et des nappes ambient. Détroit fait moins école aujourd’hui, c’est plus une collection de singularités et d’artistes partant dans des directions différentes.
Les hommes et la techno, certes. Mais les femmes ?
Depuis ses débuts dans les années 1980, la techno, et plus globalement la dance music, a été très largement dominée par les producteurs et les DJs masculins, le public des raves du début a même parfois été très masculin. Ce n’est que depuis les années 2010 que la scène est beaucoup plus mixte dans les productions et le public. Les femmes continuent cependant à avoir moins de notoriété et les programmateurs des festivals ne font pas toujours beaucoup d’efforts.
Là encore, ces dernières années, l’histoire des femmes dans la musique électronique a été retravaillée. J’ai moi-même écrit l’article Computer Grrrls. Il y a eu beaucoup de pionnières comme Cosey Fanni Tutti, Gudrun Gut ou Maggy Payne, mais elles n’ont pas eu des carrières aussi longues que leurs collègues masculins. Aujourd’hui, je pense à des talents confirmés comme AGF, Chloé, Ellen Allien, Gayle San ou encore Cassy, mais aussi à ceux moins connus, comme Holly Herndon, Dasha Rush, C.A.R…
Pour les jeunes femmes qui se lancent, c’est important d’avoir des modèles. En 2000, quand je demandais à Miss Kittin ou AGF quels étaient leurs modèles, c’était Björk ou Madonna. Madonna n’était d’ailleurs pas tant un modèle musical qu’un modèle de gestion de carrière, de posture. Aujourd’hui, les jeunes femmes ont désormais des modèles musicaux féminins vers qui se projeter. Quant à la technologie, l’imaginaire commun la rattache plutôt aux hommes : c’est un problème qu’on retrouve finalement un peu partout, dans les sciences, dans la politique, dans la société.
Voyez-vous émerger de nouvelles mouvances ?
Oui, même si elles sont moins faciles à identifier que celles de la scène des années 1990. Elles ne sont plus propres à un genre de musique. Aujourd’hui, il y a une esthétique très ambient, très vaporeuse, notamment dans le rap, dont PNL est emblématique, et dans ce qu’on a pu appeler l’Internet wave. Ces très jeunes musiciens découverts sur le web mélangent la naïveté sucrée du r’n’b avec les expérimentations savantes de l’electronica à la Boards of Canada.
L’idée d’innovation est également liée à la médiatisation de la musique. Au cours des vingt-cinq dernières années, les grands réseaux radio ou télévisés n’ont pratiquement jamais passé de techno. Aujourd’hui, c’est une musique qui paraîtra neuve aux oreilles d’un ado qui n’a jamais eu l’occasion d’en écouter sur Skyrock, Fun Radio ou I-télé. S’il est un peu passionné, il peut vite devenir érudit grâce à YouTube.
Les gens de ma génération, qui ont une quarantaine d’années, ont vécu dans l’utopie du renouvellement permanent de la musique populaire, du rock n’roll des années 1950 à la techno des années 1990. Tous les cinq ans, on passait à une nouvelle étape, du rock des sixties au rock psychédélique des années 1970, puis au punk, puis à la new wave, au mainstream des années 1980, à la disco, à l’indus, à la house… La techno, c’était une forme de renouvellement naturel de ces musiques populaires. Les choses se sont accélérées dans les années 1990, quand la house et la techno se sont scindées en une multitude de tendances. C’est au début des années 2000 que les choses ont commencé à stagner, tout au moins d’un point de vue formel.
En parlant de retour vers le futur, comment analysez-vous le retour du disque vinyle ?
Il peut y avoir un phénomène de mode ou d’imitation, mais je pense que le vinyle offre une matérialité que l’ordinateur a confisquée. Aujourd’hui, on fait tout avec un écran et une souris, on écoute de la musique, on peut même draguer… On a pourtant besoin d’autres objets pour incarner nos goûts et sensations. En termes de design du quotidien, on a besoin de différents objets ayant différentes formes et fonctionnalités. Une platine, un vinyle, ce sont des objets relativement beaux, il y a une grande pochette, des informations, on peut s’y projeter plus facilement que dans une minuscule image pixelisée. C’est une manière de sortir de la dictature de l’ordinateur !
Propos recueillis par Aymeric Bôle-Richard et Arnaud Lentz, Bpi.
Une génération de compositrices apporte un nouveau souffle à la musique électronique
La musique électronique n’a jamais été aussi populaire… Que l’on évoque sous ce terme la vague croissante des artistes et des musiciens dont les recherches formelles et les inventions numériques ont désormais envahi une grande partie des manifestations culturelles…
RadioMentale est un projet de musique électronique des créateurs sonores Jean-Yves Leloup et Eric Pajot. Ils ont débuté leur carrière en 1992 avec leur propre émission de radio, en jouant de la musique expérimentale, de la musique concrète, de l’ambient et de l’électro.
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