Jusqu’au bout de la nuit
La fête, entre utopies et récupérations
Les nuits parisiennes ont repris place sur la carte de la fête. L’ouverture récente de nombreux lieux alternatifs dédiés aux musiques électroniques, dans les marges de la ville, semble raviver l’utopie politique de la culture rave. Mais qu’en est-il de sa portée subversive, quand la fête et la nuit deviennent des outils de marketing territorial et de politique publique ?

« Nous dansons ensemble, nous nous battons ensemble »
Carnaval, charivari, fête des fous… La fête est, depuis le Moyen Âge, un rituel populaire, exubérant, bruyant. Et politique. On se déguise, on danse et on renverse les rôles : les enfants deviennent des adultes, les femmes des hommes, les servant·es des maître·sses. La fête contient donc, intrinsèquement, un potentiel révolutionnaire, même si des historien·nes défendent l’idée qu’elle serait en réalité un débordement encadré, visant à préserver l’ordre social. Arnaud Idelon souligne ainsi dans Boum Boum. Politiques du dancefloor (2025) l’ambivalence intrinsèque de la fête : à la fois transgression et fausse révolution.
Pourtant, la fête contemporaine telle qu’il l’analyse, née dans les années 1980 et 1990 et principalement liée aux musiques électroniques, est bien plus qu’un renversement temporaire des hiérarchies. C’est à Détroit, aux États-Unis, que naît la musique techno, alors que « Motor City » voit son activité industrielle brutalement chuter et ses usines fermer et que la ségrégation raciale et la misère sociale s’intensifient. Sur les ruines de cet effondrement naît une nouvelle culture, qui réinvestit les friches pour en faire des lieux de fête. Elle s’empare des machines, symbole d’exploitation et de pertes d’emplois, pour créer un nouveau son.
Cette culture s’exporte rapidement en Europe, où certaines villes comme Manchester connaissent le même déclin. Derrière une façade en briques rouges ouvre, en 1982, l’Hacienda. Un temple de la techno et de la house ouvert à tous·tes sans aucune sélection à l’entrée. Berlin, avec sa part de friches industrielles héritées de la chute du mur, suit le mouvement, ainsi que d’autres métropoles européennes. Par la suite, la culture rave déborde parfois des marges urbaines et nocturnes qui la caractérisent. En France, c’est dans les champs qu’on la trouve, avec l’explosion des free-parties. Le premier teknival, qui se tient à Beauvais en 1993, revendique l’idée d’une communauté gommant l’appartenance sociale, le niveau d’études ou la couleur de peau. En Belgique, c’est le long de la RN50, ou « route des clubs », qu’elle fleurit. Parfois aussi, la fête déborde des marges vers le centre-ville, comme en mai 2018 à Tbilissi en Géorgie, où une rave-party géante s’improvise sur la place du Parlement pour protester contre les violences policières dans les clubs. Son slogan : « Nous dansons ensemble, nous nous battons ensemble. »
La fête est bien un moyen d’affirmation politique. Mais, dans les années 2000, cette aura de liberté est savamment investie par le marketing et les politiques publiques. Au point d’en supprimer le potentiel subversif et contre-culturel ?
« Arm aber sexy »
« Pauvre mais sexy », tel fut le slogan de Berlin, proclamé par son maire Klaus Wowereit en 2003. Pauvre, la ville l’était, avec un taux d’endettement et de chômage record. Sexy aussi, en partie grâce à ses nombreux clubs techno, à l’image du mythique Berghain. Installé dans une ancienne centrale électrique, le lieu attire les DJs les plus renommé·es et opère, à l’entrée, une sélection non plus basée sur des critères socio-économiques, mais sur la capacité à être en osmose avec l’énergie du club. L’explosion des vols low cost permet l’essor de ce clubbing de masse en Europe, au point qu’en 2018, 18 % des touristes à Barcelone invoquent la vie nocturne comme raison principale de leur venue.
Glorification des friches, fétichisation du vinyle, techno omniprésente : la référence à la culture techno des années 1980 et 1990 devient un gage de purisme et un argument marketing imparable. Ce qu’Arnaud Idelon appelle le « devenir décor » de la fête, allant jusqu’à parler de « fascisme festif » pour décrire la manière dont certains clubs ont contraint « les usages possibles du dancefloor à force d’en travailler l’expérience utilisateur (UX). » Le club devenant la version industrialisée de la fête et l’antithèse de la liberté constitutive des rave-parties.

Complices, les villes ont accompagné ce processus, à l’image du maire de Berlin qui fournit aux investisseur·euses leur meilleur slogan. À Paris aussi, des politiques publiques de la fête voient le jour. Alors que Berlin et Londres sont au pic de la fête, une pétition est lancée en 2009 sous le titre « Paris : quand la nuit meurt en silence ». Les acteurs et actrices publics s’en saisissent et, en 2010, ont lieu les premiers États généraux de la nuit, mettant sur la table plus de 12 millions d’euros pour nourrir un nouveau « vivre-ensemble » nocturne. Le Conseil parisien de la Nuit est créé dans la foulée. Parmi ses objectifs : faire de Paris une destination du tourisme festif.
De nouveaux lieux investissent les portes de Paris : la Station Gare des Mines, Kilomètre 25, Mia Mao, Le Virage… Et Le Monde titre en août 2025 : « Les clubs techno en plein âge d’or à Paris ». L’ethno-musicologue Samuel Lamontagne analyse ce phénomène, en 2020, dans le magazine Jef Klak : tous ces espaces à l’esthétique berlinoise revendiquée font partie d’un système d’institutionnalisation de la fête, visant à rendre les marges attractives dans la perspective du développement du Grand Paris. Installés dans des quartiers populaires, ils attirent une population de jeunes actif·ves plutôt aisé·es et contribuent à la gentrification de ces périphéries.
Toutefois, ces lieux, en invoquant la culture rave, tentent aussi d’en raviver la dimension utopique et politique. Outre le fait qu’elle a engendré une esthétique et un genre musical absolument nouveaux, la rave s’est d’abord établie comme une contre-culture qui célèbre les minorités. La techno est d’abord une musique noire. Les communautés LGBTQ+ y sont valorisées dans toute leur diversité. C’est dans cette lignée que s’inscrivent les nouveaux lieux parisiens, où l’on trouve une signalétique non genrée et des panneaux condamnant toute forme de violence sexiste et sexuelle. La fête post #MeToo semble être au rendez-vous dans ces clubs, comme au Virage qui s’affirme « ouvert à toutes les communautés, essentiellement queer, alternatives ». Ainsi que l’analyse le philosophe Michaël Fœssel dans La Nuit. Vivre sans témoin (2017), la nuit reste un lieu propice aux expériences égalitaires. Elle est cet espace-temps au sein duquel le regard cesse de fonctionner comme un instrument de discrimination.
Publié le 01/12/2025 - CC BY-SA 4.0
Pour aller plus loin
Boum boum. Politiques du dancefloor
Arnaud Idelon
Éditions divergences, 2025
Une analyse des paradoxes qui entourent la fête, aussi bien dans ses aspects collectifs qu’intimes. L’auteur met en lumière l’aspect politique de la célébration contemporaine, qui réside dans la réinvention de soi, les formes éphémères de communs ou encore les géométries sociales alternatives.
À la Bpi, 323.4 IDE
La Nuit. Vivre sans témoin
Michaël Foessel
Éditions Autrement, 2017
Une réflexion sur la nuit, qui abrite des expériences philosophiques. Point de départ, limite de la pensée, le savoir nocturne prémunit contre les lumières crues et les lucidités prématurées. Intime et sensible, la nuit ouvre un espace pour vivre sans témoin. © Électre 2017
À la Bpi, 130 FOE
La Touristification de la vie nocturne. Une nouvelle frontière pour la recherche sur la nuit urbaine
Emanuele Giordano, Jordi Nofre Mateu et Dominique Crozat
Cybergeo: European Journal of Geography [En ligne], 2018
Ces deux dernières décennies ont été marquées par un intérêt croissant pour l’évolution de la nuit dans la ville contemporaine. Néanmoins, la touristification de la nuit reste un sujet peu étudié dans les sciences sociales contemporaines. En effet, jusqu’à présent, la recherche universitaire a exploré le tourisme nocturne principalement en relation à des contextes ou des événements particuliers : les stations touristiques ou les springbreaks. Le focus été mis sur les risques pour la santé et la sécurité produits par la consommation excessive d’alcool, l’utilisation de drogues récréatives et le sexe occasionnel.
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