Interview

Appartient au dossier : Migrants, réfugiés, exilés : parcours heurtés

La Méditerranée, un espace migratoire depuis l’Antiquité
Entretien avec Virginie Baby-Collin

Géographie - Politique et société

Marseille colonie grecque, tableau de Pierre Puvis de Chavannes, 1869. [CC0] Wikipedia

L’étude des mobilités en Méditerranée met en lumière l’importance du brassage de populations dans la constitution de cet espace. Virginie Baby-Collin, géographe et professeure à l’Université d’Aix-Marseille, a codirigé l’Atlas des migrations en Méditerranée. De l’Antiquité à nos jours, qui réunit les travaux de plus de soixante-dix spécialistes. Elle explique comment les migrations ont évolué dans le temps et l’espace, apportant un éclairage historique sur les parcours de migration et d’exil abordés lors d’une rencontre organisée par la Bpi le 21 février 2022.

Que représente la migration dans l’espace méditerranéen ?

La population des pays riverains de la Méditerranée représente environ 7 % de la population mondiale et ces pays accueillent 15 % des migrants du monde. La part de la migration y est donc très importante. 

La mobilité en Méditerranée s’effectuerait du sud vers le nord. Qu’en dites-vous ?

Notre travail sur la longue durée met en évidence la diversité des directions des flux, leurs changements au cours de l’histoire et leur réversibilité. Les mobilités sont multidirectionnelles et changeantes au cours de l’histoire. Certes, aujourd’hui, la Méditerranée est le théâtre de flux qui se dirigent aux deux tiers environ vers l’Europe. Mais il existe aussi des flux sud-sud et des flux nord-sud, d’ordre économique et de loisirs notamment, comme les migrations des retraités nord-européens vers certaines destinations du sud de l’Europe ou de la Méditerranée, dites « lifestyle migrations ». 

De plus, les tendances des migrations ne sont pas immuables, y compris sur des temps courts, et les mouvements peuvent s’inverser. La colonisation européenne au 19e siècle a été par exemple un mouvement de mobilité nord-sud. Au Proche-Orient, la Turquie et le Liban sont devenus des pays d’immigration, dont l’importance a crû avec les migrations syriennes, qui ont aussi largement concerné la Jordanie voisine. La Libye a connu le chemin inverse : son taux d’immigration était très fort jusqu’à la chute de Kadhafi, en 2011. Le Portugal, l’Espagne, l’Italie et la Grèce ont été des espaces de départ jusqu’aux années quatre-vingt, avant de devenir des pays d’accueil au solde migratoire positif, voire les principaux pays d’entrée dans l’Union européenne durant les années deux mille. Le Maroc, pays d’émigration et de transit, devient également pays d’accueil quand l’Europe ferme ses frontières, avec une part importante de migrants issus d’Afrique subsaharienne, souvent de religion chrétienne. Le Maroc, qui s’est construit comme pays d’émigration, doit ainsi se repenser comme pays d’accueil et adapter ses politiques migratoires, ce qui rappelle une situation comparable à celle du Mexique face à l’arrivée massive de migrants centraméricains.

Quels sont les principaux motifs de migrations et comment ont-ils traversé les époques ?

Dans l’Atlas des migrations en Méditerranée, nous étudions toutes les mobilités car la migration dans le sens actuel du mot et tel que défini par les organisations internationales implique un changement de résidence principale pour une durée supérieure à un an. Or cela n’a pas de sens quand on travaille sur les périodes anciennes. Nous prenons donc en compte tous les types de mobilités, sur des durées et des temporalités variables : politiques, économiques, religieuses, culturelles ou de loisirs jusqu’au tourisme. 

Les échanges commerciaux et les mobilités pour raisons politiques (expansions, colonisations…) sont des constantes de l’histoire. Les exils et bannissements traversent aussi le temps, de l’exil de Cicéron à celui de Victor Hugo, ou des exils de masse que constitue l’exode des Juifs de Terre sainte dans l’Antiquité ou l’exil des Arméniens il y a un siècle. Par ailleurs, les facteurs politiques et religieux sont souvent liés.

Les grandes migrations de travail et les mouvements de masse liés au travail datent de la révolution industrielle, qui a accéléré les mobilités économiques en leur donnant une nouvelle ampleur. Le 19e siècle est marqué par une croissance du nombre de mouvements, puis une diversification de ces mouvements de travailleurs. Avant, la mobilité de travail était plus souvent saisonnière (activités agricoles, ce qui perdure encore aujourd’hui pour ce secteur d’activité), et moins massive, souvent le fait d’artisans ou de professions spécialisées dans une économie ou des compétences, tels les bâtisseurs de cathédrales. La révolution industrielle a inventé l’ouvrier et a contribué à faire changer d’échelle, en termes quantitatifs, les migrations de travail.

L’esclavage fut une mobilité et une économie importante en Méditerranée dans l’Antiquité, qui a perduré jusqu’au 19e siècle. On en voit des prolongements contemporains dans la situation d’esclavage ou de captivité dans laquelle sont maintenus certains migrants durant la traversée de la Libye, par exemple, ou dans des situations de domesticité féminine forcée au Proche-Orient, bien que de façon plus marginale.

Les migrations culturelles se sont aussi largement démocratisées. Dans l’Antiquité, elles concernent plutôt des hommes de lettres ou des savants, soit un petit nombre d’individus. C’est au 20e siècle que se développe le tourisme, qui prend une dimension massive depuis les années soixante. De même, les migrations estudiantines, qui animaient déjà les universités des cités italiennes à l’époque médiévale, se sont beaucoup accrues au 20e et au 21e siècle. Elles concernent aujourd’hui plus de quatre millions d’étudiants dans le cadre du programme Erasmus. Les universités privées de Chypre ou des pays du Maghreb participent à ce développement et captent une clientèle d’étudiants venue de plus au sud, subsahariens notamment. 

Existe-t-il des constantes dans les parcours de migration : des lieux emblématiques ou des dispositifs d’accueil qui perdurent ? 

Les ports sont des structures fondamentales en Méditerranée pour la mobilité. Certains ont traversé toutes époques comme ceux de Constantinople, Raguse, Venise… 

Il y a aussi le réseau routier, dont la stabilité étonne en Méditerranée. Certaines routes transsahariennes médiévales qui étaient empruntées par les caravanes sont réactivées avec les migrations contemporaines. Les chemins et les cols que traversent les personnes en situation irrégulière aujourd’hui dans la Vallée de la Roya, à la frontière franco-italienne, étaient déjà des passages à pied de migrants dans les années trente, comme en attestent les archives de la police. La topographie ne change pas, ce qui change c’est le volume des flux et les modalités de passage.

Les lieux d’accueil religieux ou commerciaux, les auberges et relais, les bidonvilles et les camps, sont également des constantes. Les funduks ont vécu une succession de mobilités intéressantes. Ces bâtiments accueillant les commerçants avec leurs marchandises ou leur bétail en Méditerranée depuis l’Antiquité sont les héritiers des pandocheia. Souvent dégradés à l’époque contemporaine, ils sont, dans le cas d’Istanbul par exemple, carrefour des circulations marchandes, réinvestis par des migrants internes au 20e siècle, voire par des migrants internationaux à la fin du siècle. Aujourd’hui, certains sont réhabilités pour en faire des hôtels de luxe et accueillir d’autres populations mobiles, les touristes, au service d’une politique de patrimonialisation et d’attractivité. C’est une belle illustration de la permanence des lieux d’accueil pour différents types de mobilités.

Les dispositifs d’enfermement, notamment aux frontières de l’Europe, sont en revanche en pleine croissance avec les politiques de fermeture des frontières européennes, et redessinent la physionomie de certains territoires, comme les îles.

Le funduk des Français, à Tunis, 2016, par Youssefbensaad, [CC BY-SA 4.0], Wikipedia.

Certains lieux ont-ils complètement changé en raison des migrations ?

Les îles ont toujours été des lieux de passage et de brassage. Chypre ou la Sicile en sont des exemples. Les îles grecques sont de toutes petites îles qui ont été complètement dépeuplées entre le milieu du 19e et du 20e siècle. Les habitants ont massivement émigré, principalement vers l’Amérique, alors que les économies agricoles ne permettaient pas la survie locale des populations. Dans la seconde moitié du 20e siècle, le tourisme a réactivé les économies insulaires. Mais, dans les années deux mille, l’immigration passant par la Grèce fait étape forcée sur ces îles. Ces territoires sont devenus des espaces prisons avec la multiplication des camps et doivent gérer la difficile cohabitation des populations et la sauvegarde d’une économie touristique affectée par le développement d’une économie de l’enfermement.

Existe-t-il des exemples de cosmopolitisme remarquable ? 

On retrouve à toutes les époques des formes de coexistence et d’accueil, donnant lieu à des cosmopolitismes et des brassages importants, tout comme des formes de rejet et de xénophobie, les deux allant souvent de pair. Je citerai l’exemple de Constantinople, lieu emblématique de brassage. Au 19e siècle, il y avait un partage de l’espace communautaire, une pluralité religieuse et une multiplicité des origines qui a donné naissance à ce mythe du cosmopolitisme méditerranéen de la fin du 19e. En fait, la coexistence de populations différentes reposait sur l’organisation mise en place par des structures de l’Empire ottoman. À la chute de l’empire, tout s’est effondré. Les Grecs et les Turcs se sont partagé le territoire. Plusieurs millions de personnes ont été forcées à la mobilité pour créer des espaces que l’on a voulu homogènes.

Un des grands ennemis de ces brassages, c’est le nationalisme, apparu au 19e siècle. Il a mis fin au cosmopolitisme un peu partout et a été jusqu’à engendrer des purifications ethniques comme en Yougoslavie dans les années quatre-vingt-dix. Les crispations sur les identités nationales sont responsables d’une grande partie des politiques qui sont conduites aujourd’hui pour fermer les frontières en Méditerranée. C’est oublier que les migrations ont fabriqué la Méditerranée et sont partie prenante de la constitution des sociétés sur le plan économique, social et culturel. Aucune société n’y a échappé. Mais le rejet des arrivées les plus récentes, c’est aussi une récurrence dans l’histoire… 

Publié le 14/02/2022 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

Pour aller plus loin

Atlas des migrations en Méditerranée. De l’Antiquité à nos jours

Virginie Baby-Collin, Stéphane Mourlane et Sophie Bouffier (dir.)
Actes Sud, 2021

Cet ouvrage regroupe le travail de plus de soixante-dix spécialistes : historiens, géographes, anthropologues ou politologues. Il est découpé en trois parties qui s’intéressent aux structures des mobilités, aux acteurs et aux contacts entre migrants et pays d’arrivée, dans l’objectif de confronter les périodes et de penser la manière dont les migrations construisent la Méditerranée à l’échelle du temps et de l’espace. Chaque double page est dédiée à un thème et propose des cartes et des illustrations.

En exil. Les réfugiés en Europe, de la fin du 18e siècle à nos jours

Delphine Diaz
Gallimard, 2021

Ce récit transnational des migrations en Europe suit un parcours chronologique de la fin du 18e siècle aux migrations contemporaines. Il rend compte de l’expérience collective aussi bien que de la singularité des parcours individuels sans oublier la particularités des parcours des femmes, des enfants et des vieillards.

Prochainement à la Bpi

Migrations en Méditerranée. Permanences et mutations à l'heure des révolutions et des crises

Catherine Wihtol De Wenden, Camille Schmoll et Hélène Thiollet (dir.)
CNRS éditions, 2015

À travers ses diverses contributions issus du colloque « Le modèle migratoire méditerranéen » co-organisé par le CERI-Sciences Po, l’Agence nationale de la recherche, l’École française de Rome et l’Institut français en mai 2014, cet ouvrage rappelle que l’Europe forme, avec la rive sud de la Méditerranée, un espace migratoire régional, où chaque État est pays de départ, d’accueil, de transit, et souvent tout cela à la fois.

À la Bpi, niveau 2, 31.2 MIG

Migrations et temporalités en Méditerranée : les migrations à l'épreuve du temps (XIXe-XXIe siècle)

Virginie Baby-Collin, Sylvie Mazzella, Stéphane Mourlane, Céline Regnard-Drouot, Pierre Sintès (dir.)
Karthala, 2017

Les travaux des auteurs, chercheurs en sciences sociales, étudient les trajectoires collectives ou individuelles de migrants en Méditerranée, à différentes époques, en soulignant les jeux de temporalités dans lesquelles elles se déploient.

À la Bpi, niveau 2, 949.99 MIG

Atlas des migrations : un équilibre mondial à inventer

Catherine Wihtol de Wenden
Éd. Autrement, 2018

Cet atlas décrypte le phénomène migratoire au niveau mondial.

À la Bpi, niveau 2, ATL 910 AUT

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