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Appartient au dossier : Nuits vivantes

La nuit gronde à Beyrouth

Dans l’obscurité de ses nuits, Beyrouth révèle son double visage. Le jour expose crûment les plaies d’une ville meurtrie par les crises successives, la nuit libère une énergie vitale d’une intensité presque violente. Cette métamorphose nocturne est plus qu’un simple divertissement : elle constitue un acte de résistance existentielle, un cri de vie face à un quotidien anxiogène.

Photographie en noir et blanc de la photographe libanaise Myriam Boulos, issue de sa série Nighshift réalisée en 2015. Scène de fête, dans un club de Beyrouth, le B018. Gros plan sur une jeune femme qui rit, gorge déployée, inclinée en arrière. Elle est entourée d’hommes qui rient et dansent.
Nightshift (2015) © Myriam Boulos

Vivre dans l’urgence

Les tensions géopolitiques et la succession de guerres et de crises sont le lot quotidien du Liban depuis plus de 50 ans. Le pays a vécu un effondrement économique en 2019 et l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020 a encore aggravé la situation. La livre libanaise s’est écroulée, plongeant plus de 80 % de la population sous le seuil de pauvreté. Les coupures d’électricité rythment le quotidien, l’essence est rare, les médicaments manquent. Dans ce contexte apocalyptique, on pourrait s’attendre à ce que la fête disparaisse. C’est pourtant l’inverse qui se produit dans cette ville du Moyen-Orient, célèbre pour le dynamisme de sa vie nocturne.

La nuit, à Beyrouth, les corps en mouvement, enveloppés de fumée, sont animés d’une rage vitale. Les cœurs battent sur les beats pour clamer qu’ils sont toujours bien vivants. Les bras s’agitent, les poings se lèvent, les bouches émettent des cris qui rivalisent avec les basses saturées. Ces personnes dansent-elles ou se révoltent-elles ? Les clubs et bars de Mar Mikhael, les rooftops de Gemmayzé, les entrepôts de Karantina, quartiers du nord de la capitale, vibrent jusqu’à l’aube d’une énergie frénétique. Cette vitalité nocturne naît de la conscience aiguë que demain pourrait ne pas exister, que chaque instant de joie doit être arraché au chaos ambiant. La fête devient un exutoire, une forme de survie psychologique, un mécanisme collectif de défense contre l’effondrement.

La violence cathartique de la nuit

Cette fête n’a rien d’insouciant. Elle porte en elle une violence sourde, celle d’une génération qui refuse de se résigner. La foule des noctambules offre un spectacle de l’extrême. Il suffit d’une photographie prise par Myriam Boulos, montrant un visage de femme, yeux perdus dans le vague, embués par l’alcool ou la drogue, pour exprimer la démesure des soirées. Dans sa série Nightshift (2015), consacrée à la sortie du club B018, fermé aujourd’hui, la photographe libanaise capte le rire d’une femme entourée d’hommes qui dansent, une silhouette féminine sur le toit d’une voiture, des mégots de cigarettes dans un cendrier, un baiser langoureux… « [Dans] cette série j’ai voulu questionner la fragilité de la société et de la politique au Liban. Mais aussi comprendre pourquoi les gens à Beyrouth ont ce besoin compulsif de sortir et de se montrer. Je me demande d’où vient cette insatisfaction chronique que les gens ont besoin de transcender par la fête », explique Myriam Boulos dans OnOrient, en 2019. Najim, un noctambule, semble répondre à cette question dans l’ouvrage de Marie Bonte, Nuits de Beyrouth. Géographie de la fête dans une ville post-conflit (2024) : « […] il y a toujours le spectre de la mort qui hante tout le monde et qui pousse à commettre des actes nocturnes, sans restriction. Mais personne ne peut le rationaliser, c’est la ville qui fait ça. »

La techno des clubs underground ne fait pas seulement danser, elle couvre le bruit des générateurs, des sirènes et des explosions lointaines. La nuit à Beyrouth a valeur de thérapie collective. Les corps qui se pressent sur les dancefloors transpirent une urgence existentielle,  l’alcool coule à flots, malgré son prix devenu prohibitif, les produits psychotropes circulent, offrant des échappatoires à la réalité. Cette consommation est aussi une anesthésie pour supporter l’insupportable. « Au Liban, on parle beaucoup de résilience. S’il fallait vraiment prendre en considération la tragédie libanaise, je pense qu’on s’arrêterait de vivre. […] La vie se cumule à la mort. Tout est excessif. La fête est excessive, la corruption est excessive. Quand on fait la fête, on triple les doses d’alcool. […] On est fous, au Liban », confie Nadim Tabet, réalisateur libanais et DJ à ses heures, interviewé par Balises en août 2025. Dans cette ville minée par la corruption, la crise, où la guerre est une menace permanente, les fêtard·es se livrent à toutes sortes d’abus, d’outrances et d’excès. Le contexte anxiogène conduit toutes les générations à adopter ce que Asef Bayat dénomme une « politique du divertissement » dans son ouvrage Life as Politics. How ordinary People change the Middle East (2010), c’est-à-dire des pratiques qui donnent du plaisir, de la joie.

Photographie en couleur de la géographe Marie Bonte qui a vécu quelque temps à Beyrouth. Scène de danse dans un club de la capitale libanaise.
Nuits de Beyrouth © Marie Bonte

Un espace politique de contestation

La nuit beyrouthine est aussi un territoire de résistance politique. Pour la géographe Marie Bonte, « les pratiques et les discours nocturnes outrepassent régulièrement les registres de la consommation et du plaisir, pour investir le champ des revendications portées par la société civile. Ensuite, les pratiques (associées à l’alcool, la drague, la danse) peuvent constituer en elles-mêmes des formes de subversion morale et politique ». La fête est, par exemple, l’occasion d’exprimer des contestations contre la « dubaïsation de Beyrouth », selon l’expression de Rawad Chaker (2013), entreprise au mépris de l’histoire de la ville et de ses habitant·es. Les soirées sont aussi des occasions de mener des initiatives citoyennes contre la politique gouvernementale. Dans ces espaces nocturnes, on retrouve une jeunesse qui a occupé les places et protesté en octobre 2019.

Les DJ sets se transforment en manifestations sonores, mélangeant beats électroniques et slogans révolutionnaires. Dans Enfin la nuit (2021), Nadim Tabet, qui filme le club AHM avant et après sa destruction lors de l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020, associe des images de danse, de fête avec des images de protestation dans la rue. « Il y a des corps qui dansent et des corps qui manifestent. Ce qui m’avait frappé, pendant les manifestations d’octobre 2019 contre la corruption et le gouvernement, c’était le rituel de fête présent dans la mobilisation. Les gens tapent contre les murs, il y a de la colère, mais de la transe aussi. Ils dansent, ils boivent », précise le cinéaste.

[Vidéo] Enfin la nuit de Nadim Tabet (2021) – Durée : 13 minutes 33 secondes

La nuit gronde à Beyrouth et rend poreuse la frontière entre la fête et la manifestation contestataire. Elle offre ce que l’espace public diurne ne permet plus : la possibilité d’exister collectivement, de créer une communauté. Face à un système politique sclérosé et corrompu, la fête devient un acte politique en soi.

Le tic-tac du temps ronge chaque seconde de ma vie,
Et abrège aussi la vie de cette nuit.
Rien de la nuit ou de moi ne demeure pour se battre,
Ou pour lutter.
Mais la nuit retourne à sa nuit…
Et je tombe dans cette fosse obscure.

Mahmoud Darwich, « Tandis que je regarde derrière moi dans cette nuit ». Extrait de I see what I want (1990)

La création culturelle sous tension

Cette effervescence nocturne nourrit une créativité artistique foisonnante. Les musicien·nes composent sur les ruines, comme Charbel Haber et Fadi Tabbal filmés par Nadim Tabet dans ce qu’il reste du club AHM dans Enfin la nuit. Les soirées deviennent des happenings artistiques où se mêlent performances visuelles et corporelles, musique expérimentale, poésie slam, comme on le voit dans Khamsin de Grégoire Orio et Grégoire Couvert (2020), une balade poétique dans un Beyrouth éventré, sur des textes de Mahmoud Darwich.

Les collectifs artistiques comme Ballroom Blitz ou The Grand Factory créent des événements festifs conçus comme des expériences totales, mêlant art, politique, rage et catharsis collective. Ces espaces permettent l’expression de la communauté LGBTQ+, dans une société où les conservatismes religieux et sociaux restent puissants. La nuit offre un refuge où les normes diurnes se dissolvent.

Danser sur un volcan

La nuit à Beyrouth incarne cette capacité humaine à créer de la beauté et de la joie dans les circonstances les plus sombres, comme dans Danser sur un volcan (2023), de Cyril Aris. Ce documentaire raconte le combat et la résilience d’une équipe de cinéma pour continuer à faire un film après l’explosion du port, et montre que le cumul de drames peut donner naissance à quelque chose d’extraordinaire.

La violence festive n’est pas destruction, mais construction : celle d’espaces de liberté et d’euphorie arrachés au chaos, de moments de communion volés au désespoir. Dans ses nuits, Beyrouth révèle son essence profonde : celle d’une ville qui refuse de mourir, qui transforme sa douleur en énergie vitale, qui fait de la fête non pas une fuite mais un combat. Cette violence de la joie constitue, peut-être, une des formes les plus pures de résistance. Celle qui affirme que la vie vaut d’être vécue, dansée, célébrée, même – et surtout – quand tout s’effondre autour.

Publié le 17/11/2025 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Nuits de Beyrouth. Géographie de la fête dans une ville post-conflit

Marie Bonte
ENS éditions, 2024

Cette approche géographique de la ville de Beyrouth par le biais de sa nuit est le résultat d’une enquête qualitative mêlant entretiens, observations et archives. Elle interroge les spatialités, les sociabilités et les discours de la jeunesse beyrouthine et permet d’analyser les recompositions urbaines après la guerre civile libanaise. © Électre 2024

À la Bpi, 913.39(57) BON

Beyrouth in situ

Chedly Atallah
Beaux-arts de Paris, 2019

Projet commun à l’École nationale supérieure d’architecture de Versailles, à l’Académie libanaise des beaux-arts et aux Beaux-arts de Paris, cet ouvrage regroupe des œuvres et des écrits d’artistes. Autour de thèmes liés à la religion, à la politique, à la sociologie et à la littérature, il révèle la diversité artistique présente au Liban ainsi que l’éclectisme des styles et des inspirations. © Électre 2019
À la Bpi, 705.76 BEY

Beirutopia

Randa Mirza, Randa
Le Bec en l'air, 2024

À travers sept séries de photographies réalisées depuis 2002, les transformations sociopolitiques de Beyrouth ainsi que les destructions et reconstructions urbaines de la capitale libanaise sont interrogées et enrichies par des textes variés. © Électre 2024
À la Bpi, 77.4(5) MIR

Beyrouth post-guerre civile ou la politique de la table rase. Le spectacle d’une dubaïsation progressive.

Rawad Chaker et Pedro Gonçalves
L’Harmattan, 2013

Ceux qui ont connu Beyrouth avant la guerre civile, ne peuvent s’empêcher, à la vue de ce qu’elle est en train de devenir aujourd’hui, se penser qu’elle est en train de perdre une partie de son âme. La multiplication des tours, hôtels et centres commerciaux dans cette ville chargée d’histoire, renvoie une image de course effrénée vers une société de consommation extrême. Le concours simultané de différents facteurs économiques, sociaux et politiques a conduit aujourd’hui la capitale libanaise vers un avatar du « modèle Dubaï ». [Résumé de l’ouvrage]

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