Interview

Appartient au dossier : Polyphonie documentaire aux Films d’Ici

La ruche de Belleville (extrait)

Cinéma

Robert Kramer, sur le tournage de Route One, USA (1989)

En 1994, la société de production documentaire Les Films d’Ici fête son dixième anniversaire. Une rétrospective est organisée à la Galerie nationale du Jeu de paume à Paris, et le réalisateur Luc Moullet signe un texte-manifeste pour accompagner l’événement. Il s’y essaie à la définition du genre documentaire, et raconte avec quels moyens Les Films d’Ici tentent d’en embrasser toutes les singularités.
Presque vingt-cinq ans plus tard, la Cinémathèque du documentaire ouvre cet automne un cycle consacré au catalogue des Films d’Ici, intitulé Génération documentaire. À cette occasion, Balises vous propose de découvrir un extrait de l’article de Luc Moullet.

« (…) L’hebdo Pariscope a établi la catégorie « documentaire » parmi d’autres comme le film d’horreur, le western ou le film érotique. Mais, seule, la rareté des documentaires de long métrage excuse cet amalgame. En fait, le seul genre que l’on pourrait opposer au documentaire, c’est la fiction. Car le documentaire recèle autant de sous-catégories que la fiction : le film d’aventures (Mondo Cane de Jacopetti), le film comique (Ô saisons, ô chateaux de Varda, mes films), le film criminel (Hôtel Terminus d’Ophuls), donc les trois genres majeurs.
J’y adjoindrai le film d’interview (Mais qu’est-ce qu’elles veulent ? de Coline Serreau), le docudrame (le Rimbaud de Dindo), la synthèse sur un sujet donné (La Spirale de Jacqueline Meppiel, Le Pays des sourds de Nicolas Philibert), l’essai métaphysique (Truth and Illusion de Vidor), le film à thèse (Terre sans pain), le poème rythmique (Pacific 231 de Mitry), la pure création plastique (le remarquable Posthume de Barille, Colin et Bohler), la saga d’un peuple (Route One de Kramer), le film militant (Borinage ou la série anti-rouge de Mosco), le puzzle de montage (Pelechian ou Good Times, Wonderful Times de Rogozin), et j’en oublie. Horizon illimité.

Route One USA, Robert Kramer
Robert Kramer, sur le tournage de Route One, USA (1989)

Au passage, on aura reconnu là quelques-uns des fidèles des Films d’Ici : Kramer, Dindo, Kané, Philibert, moi. C’est dire que, dans la maison, la conception du documentaire n’est pas sectaire. Sans jamais l’exclure, elle a vite dépassé le périmètre du film militant dont Les Films d’Ici étaient issus, puisque Richard Copans, l’un des principaux responsables de la firme, était aussi l’un des piliers du groupe Cinélutte.
L’aire d’action des Films d’Ici ne proscrit pas la fiction lorsqu’elle se situe dans un cadre économique voisin de celui du documentaire, c’est-à-dire essentiellement celui du court-métrage. J’ai parfois essayé de profiter de cette ouverture. Mais la figure maîtresse est bien celle du hors-fiction.

Aujourd’hui, le documentaire présente de grands atouts au niveau de la communication : il y a toujours une case dans les grilles des décideurs télévisuels pour chacun des sujets qu’il propose. Bien difficile de trouver un documentaire totalement inédit alors que – faute de grilles adéquates – les fictions sans aucun public pullulent.
Depuis 68, les jeunes s’avèrent beaucoup plus sensibles au genre, presque autant que les vieux, lesquels considèrent comme sérieux les films sans acteurs, et farfelus les films joués. 
Même la loi s’en mêle : il existe une exemption de droits de douane, spécifique aux documentaires, présumés de caractère éducatif, scientifique ou culturel. Si je tourne un film sur les tableaux de Van Gogh, j’en profite. Mais si c’est Pialat qui réalise un Van Gogh avec Dutronc, il fait tintin : c’est pas culturel, ni éducatif, ni scientifique.
L’avantage se situe aussi au niveau financier : comme on ne peut guère prévoir de ciné-chiffres miraculeux pour le hors-fiction, on doit, sauf cas exceptionnels, tourner uniquement avec les financements d’avant-tournage, préachats ou subventions. Ce qui fait que le risque est très réduit. En un temps ou règlements judiciaires et concordats sont une composante traditionnelle du paysage filmique, Les Films d’Ici font bande à part : on ne saurait les imaginer un jour en faillite. Voilà qui nous rassure fort, nous les cinéastes qui avons si peur de voir nos films retomber dans les mains de racheteurs ignares et paresseux.
Les Films d’Ici jouent donc franc-jeu : pas besoin pour nous de se battre afin d’arracher une rémunération. Notre employeur, très soixante-huitard, défendra nos intérêts avec la même ardeur que si c’étaient les siens.
Cette façon de procéder rend Les Films d’Ici d’un atypisme assez folklorique.

Aujourd’hui, la mode est au façadisme : les productions s’établissent dans les quartiers chics de l’Ouest parisien, occupant de vastes pièces vides de meubles, où l’on ne fout rien.
Les Films d’Ici, eux, font de l’anti-façadisme. Ils ne paient pas de mine. Pour les trouver, il faut monter jusqu’à Belleville, derrière les magasins orientaux, aller au fond d’une arrière-cour, pénétrer dans les locaux d’une boîte de post-production, suivre ensuite un couloir. Virage à gauche à angle droit. Marcher encore un moment. Une porte, qui semble être celle des chiottes, permet d’accéder à un escalier raide, large de 90 centimètres. Six marches, puis virage à gauche à angle droit. Douze marches, sous un plafond parfois à moins de deux mètres. Puis virage, toujours à gauche bien sûr, à 360°. Et miracle, au bout du labyrinthe, on découvre, sans cloisonnement aucun, cinq tables autour desquelles cinq groupes de personnes travaillent sur autant de films différents, sans parler du sixième qui se prépare dans l’espace non meublé essayant de faire couloir. C’est la ruche avec un grand R, une ruche infernale. On pense à la cabine des frères Marx, à la Pléiade chère à Pierre Braunberger, au Hors Champ de Paolo Branco. Le coulage, les structures sont réduits au maximum. Et pourtant, ou plutôt à cause de ça, ici naissent plus de trente films par an, dont beaucoup sont intéressants. C’est le producteur de Paris qui se situe au plus haut niveau : 107 mètres d’altitude. »

Luc Moullet

Texte initialement paru dans Les Films d’Ici, brochure éditée par la Galerie nationale du Jeu de paume à l’occasion de la rétrospective 10 ans de production des Films d’Ici, proposée par Danièle Hibon en 1994.

Publié le 03/09/2018 - CC BY-NC-SA 4.0

Sélection de références

Les Films d'Ici : Histoire de produire; Questioni di produzione

Les Films d'Ici : Histoire de produire / Questioni di produzione

Luciano Barisone & Les Films d'Ici
Effatà Editrice, 2004

Cet ouvrage a été publié en 2004 à l’occasion de la rétrospective consacrée aux Films d’Ici dans le cadre de l’Infinity Festival d’Alba, en Italie. L’histoire des Films d’Ici y est racontée à trois voix par Richard Copans, Serge Lalou et Frédéric Chéret. À la suite, chacun des vingt films de la rétrospective (signés Laurent Chevallier, Robert Kramer, Richard Dindo, Éric Pittard, Avi Mograbi…) fait l’objet d’un article critique.

À la Bpi, niveau 3, 791.11 BAR

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