Interview

La Vie filmée, l’histoire en amateur
Entretien avec Jean Baronnet

Cinéma - Médias

La Vie filmée des Français © Institut national de l'audiovisuel

Jean Baronnet et Jean-Pierre Alessandri produisent en 1975 pour la télévision La Vie filmée, sept épisodes sur l’histoire des Français réalisés à partir de films tournés par des amateurs entre 1924 et 1954. 
Alors que la Cinémathèque du documentaire projette la série à la Bpi pendant le Mois du film documentaire 2020, Balises vous propose cet entretien avec Jean Baronnet, réalisé en 1997 par Gilles Ollivier, enseignant d’histoire et chercheur associé à la Cinémathèque de Bretagne, spécialiste du cinéma amateur.

Comment vous êtes-vous intéressé aux films d’amateurs ?

J’avais été ingénieur du son au cinéma et j’ai travaillé avec Pierre Schaeffer dans la recherche à la radiodiffusion, et avec Pierre Henry dans le son et la musique concrète. Je faisais du reportage à la télévision depuis 1968. Je montrais un grand mépris pour le cinéma amateur, que je trouvais largement inférieur au cinéma professionnel. Pour moi le cinéma réclamait des connaissances techniques variées, de son et d’images.

Tout a commencé en 1973, lors d’une émission pour FR3 avec l’historien Philippe Ariès, Les Trois Vérités. L’émission était constituée pour moitié de plateau et pour l’autre de film. J’avais été chargé de faire ce film avec Philippe Ariès. Le sujet était la famille, il s’agissait de montrer les variations des types familiaux. Avec Jean-Pierre Alessandri, le producteur, nous nous sommes dit qu’il serait bien d’insérer des home movies. Sa secrétaire, Catherine Mamet, nous a alors parlé d’un film sur lequel son père avait pris ses premiers pas au bois de Boulogne. C’était vers 1942, elle marchait de façon hésitante et il y avait derrière elle deux soldats allemands qui passaient. À ce moment-là, j’ai réalisé que le cinéma d’amateur était un matériau historique.

Une jeune enfant sur une image en noir et blanc,rayée.
La Vie filmée des Français 1924-1930 © Institut national de l’audiovisuel (DR)

Comment avez-vous rassemblé les films amateurs pour produire la série ?

À partir de cette émission, Jean-Pierre Alessandri et moi-même avons envisagé de faire un recensement des films d’amateurs  et de les montrer. Pendant deux ans, personne n’a voulu du projet La Vie filmée, personne ne croyait que l’histoire de la France pouvait passer par des films d’amateurs. Mais Jean-Pierre Alessandri travaillait avec Maurice Cazeneuve, le président de FR3. C’est donc finalement la troisième chaîne, en 1975, qui a accepté le projet d’une grande émission avec des films d’amateurs.

À peu près six mois avant la date de diffusion prévue, un appel aux films a été lancé à la télévision. Nous avons loué des locaux à la Société française de production, à Joinville : trois étages avec des salles de montage. En un mois, nous avons reçu une avalanche de films que nous transformions en 16 mm : 300 000 mètres de films ont été transférés. Une dizaine de visionneurs travaillaient sur des visionneuses à main et sélectionnaient ce qui était important avant le transfert en 16 mm.

Le transfert était effectué à Ciné Labo. Il y avait là un spécialiste du format d’amateur, monsieur Boulot. Il a fait un travail formidable ! Les films ayant été tournés à des vitesses trop élevées, il y avait un effet de cinéma muet, les gens avaient des gestes saccadés. Nous avons donc décidé, toutes les trois images, de doubler la dernière. Ça nous a coûté cher. Du coup, La Vie filmée a une cadence pas tout à fait naturelle, mais ça donnait tout de même un effet plus humain. Nous en avons eu pour 35 millions de centimes de laboratoire. Ensuite, les sept émissions ont été montées en même temps, en deux ou trois mois.

Comment avez-vous structuré chaque épisode ?

Nous avons donné 3 000 mètres de pellicule, soit 5 heures, à chaque réalisateur pour cinquante-deux minutes d’émission. Avant le transfert en 16 mm, j’avais supervisé l’équipe des visionneurs. Il y avait des fiches et nous attribuions des étoiles. Les plus beaux films visuellement avaient toujours l’avantage sur les autres car tout le monde n’avait pas de connaissances suffisantes pour reconnaître des personnages historiques. Je me souviens un jour être passé derrière un visionneur. Je l’ai fait arrêter : on voyait le colonel de La Rocque, personnalité controversée de la droite chrétienne et résistant durant la guerre, sortir d’une maison et rentrer dans une voiture. Il ne l’avait pas reconnu, il ne le connaissait pas.

Pour la série, il devait y avoir en principe sept réalisateurs et sept auteurs pour les textes. Jean-Pierre Alessandri et moi-même étions considérés comme des producteurs. C’était une expérience télévisuelle réussie. Pas une critique… Sauf peut-être pour l’émission d’Alexandre Astruc sur la Libération. Il avait souhaité s’occuper des images et du texte. L’enregistrement du commentaire ne s’est pas bien passé : l’émission se terminait sur le défilé de la victoire en 1945 aux Invalides. On voyait l’armée française marcher devant Winston Churchill. Son commentaire a été : « L’armée française défile pour la dernière fois victorieuse. Après ce sera l’Algérie, notre Algérie perdue à tout jamais ! » Je ne savais pas qu’il allait dire cela.

Tous les réalisateurs et auteurs, en particulier Claude Ventura, Jean Douchet, Agnès Varda et Georges Perec étaient convaincus de la qualité des images. Ils étaient convaincus qu’un cinéaste amateur pouvait avoir un œil de créateur, qu’il pouvait y avoir des génies du cinéma spontané. En regardant les images, ils voulaient rencontrer les cinéastes amateurs. Dans certains cas, ils filmaient cette rencontre. Agnès Varda l’a beaucoup fait, elle voulait que les gens soient vus. Les autres avaient sans doute peur de casser le rythme de l’émission. Ce n’est une critique ni pour les uns ni pour les autres. J’ai pensé qu’à partir du moment où les réalisateurs avaient été choisis, il fallait leur laisser de la liberté.

Pourquoi avoir terminé l’émission sur l’année 1954 ?

La plupart des images aux alentours de 1955 et après ressemblaient de façon catastrophique à ce que l’on voyait à la télévision : les zooms par exemple. Et puis il y avait davantage de fictions proposées. Aujourd’hui, il faudrait revoir ces films.

Comment expliquez-vous le succès de l’émission ?

Le public ne faisait pas la différence entre le cinéma professionnel et le cinéma amateur, dans la mesure où il ne portait un jugement que sur ce qu’il voyait. De plus, les images suscitaient un phénomène de reconnaissance : ça ressemble à la maison que j’avais ! j’étais sur la plage la même année ! Les gens ne disent jamais cela quand ils voient des films de fiction. Les cinéastes amateurs eux-mêmes, la plupart du temps, n’avaient plus de projecteur. Les films n’avaient donc pas été vus depuis longtemps, parfois jamais. Je me souviens d’un ami qui a vu ainsi son père et sa mère danser sur la plage de Deauville dans les années trente. C’était la première fois qu’il voyait ce film. En général, pour les déposants des films, c’était extrêmement émouvant.

Il y avait dans le cinéma d’amateur un oubli de la perfection des choses, qui donne une espèce de respiration aux films. Dans le cinéma professionnel, il y a toujours de l’illusionnisme. Mais ce n’est pas parce qu’un raccord est réussi, que ça rend les choses plus vraies. Au cinéma, il y a une surface plate sur laquelle des choses, colorées ou pas, s’agitent, et éventuellement un son passe. Pour le cinéma, qu’il soit amateur ou professionnel, la question est de savoir si les formes qui s’agitent et leurs rapports ont une valeur.

Propos recueillis par Gilles Ollivier, le 16 juillet 1997

Publié le 26/10/2020 - CC BY-NC-SA 4.0