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Appartient au dossier : Pasolini, de fable en réel

L’Afrique selon Pasolini

En 1968-1969, Pier Paolo Pasolini réalise Carnet de notes pour une Orestie africaine. Ce film, adapté de la pièce de théâtre créée par Eschyle dans l’Antiquité, met particulièrement en jeu la tension politique entre archaïsme et modernité et la poétique de l’inachèvement qui irriguent toute son œuvre. C’est ce qu’explique Anne-Violaine Houcke, maîtresse de conférences en cinéma à l’Université Paris Nanterre.

Un homme et une femme lors d'un enregistrement en studio
Pier Paolo Pasolini, Carnet de notes pour une Orestie africaine © Fondo Pier Paolo Pasolini, ADAV, Images de la culture (CNC), BnF – Bibliothèque Nationale de France, Carlotta Films, Carlottavod, 1969

Traduire. « Comme un chien sur un os »

Fin 1959-début 1960, Pasolini traduit l’Orestie d’Eschyle pour une mise en scène dans le théâtre grec de Syracuse. Dans un texte accompagnant sa traduction, il écrit s’être jeté sur le texte « pour le dévorer comme une bête sauvage, tranquillement : un chien sur un os ». On peut voir là le besoin charnel d’incorporer Eschyle, le texte littéraire, le monde grec, autant qu’un geste sacrilège et régénérateur, qui bat en brèche une tradition de la traduction faite d’une révérence mortifère envers les classiques. Les mots du poète transposent, actualisent le mythe, comme lors de toutes ses rencontres avec les auteurs antiques.

Dix ans plus tard, son Orestie cinématographique joue à nouveau contre le classicisme. Non seulement Eschyle devient une clé de lecture des tensions entre traditions et modernité dans l’Afrique postcoloniale, mais la récriture filmique dépèce l’œuvre originelle et la restitue en morceaux, sous la forme de « notes » pour un film à faire. La guerre de Troie est traduite par des images d’archives de la guerre du Biafra ; le recueillement d’Électre sur la tombe d’Agamemnon est l’occasion d’une séquence ethnographique d’enregistrement/reconstitution de gestes rituels accomplis par une jeune Africaine ; la prophétie de Cassandre, chantée en free jazz dans un studio de Rome, fait résonner la rage des millions de sous-prolétaires noirs américains dont Pasolini fait, en voix off, les leaders des mouvements révolutionnaires du Tiers-monde.

Arpenter. Le « concept » Afrique

Pour le cinéaste, les mythes sont métahistoriques : l’Histoire en rejoue, en répète les drames. La tragédie d’Eschyle résume ainsi l’histoire récente de l’Afrique. C’est surtout la transformation finale des sanguinaires Érinyes en Euménides, déesses de l’irrationalité intégrées dans un monde rationnel, qui intéresse Pasolini, car elle signifie la possibilité, et même la nécessité de maintenir le passé, l’archaïque, le sacré dans le monde moderne. 

En réalité, l’Afrique est une projection pasolinienne ancienne, antérieure à ses voyages sur le continent. Dans le recueil poétique des Cendres de Gramsci, en 1957, il faisait déjà brûler des soleils africains sur le monde des borgate, ces zones sous-prolétaires de Rome qu’il filmera dans Accattone ou Mamma Roma. En 1961, dans sa préface à l’anthologie poétique Letteratura negra dirigée par Mario De Andrade, il développe un « concept Afrique », qui noue ensemble la force révolutionnaire du peuple sous-prolétaire et un espace géographique allant des borgate romaines et de l’Italie méridionale au Moyen-Orient. Tout le cinéma pasolinien, ou presque, serait donc africain.

C’est tout l’enjeu de sa démarche que d’éprouver ce concept : arpenter et filmer des lieux et des corps qui résistent à ce qu’il nomme l’homologation, c’est-à-dire l’uniformisation des modes de vie, des cultures, des paysages, sous le coup de la modernité néocapitaliste. Ce qu’il nomme aussi un « génocide anthropologique ». L’Orestie africaine, qui devait être un des cinq épisodes d’un vaste projet de Notes pour un poème sur le Tiers-monde, dont seuls l’Afrique et l’Inde furent réalisés, met en scène cette recherche d’une matière à filmer : visages, corps, vêtements, objets, architectures, gestes, rituels, qui ne soient pas encore standardisés, évidés de cette densité mémorielle qui rend toute chose particulière, réelle.

Inachever. « La conclusion est suspendue »

Pasolini sait bien ce que peut avoir d’arbitraire et dérangeant son analogie Grèce-Afrique. Non sans jouer avec l’œuvre de Jean Rouch, il intègre même dans le film la critique que lui font des étudiants africains de Rome, mettant en cause les soubassements occidentalistes et primitivistes de sa vision. En réalité, leur doute est une composante fondamentale de cet édifice, dont la construction très sûre est dissimulée sous l’appellation de « notes ». La dimension ouverte du film réside dans son apparence de work in progress, mais aussi dans sa manière d’introduire du jeu dans l’analogie pasolinienne entre fiction eschyléenne et réalité africaine. Le cinéma de Pasolini est, à de nombreux titres, expérimental, et cette analogie fonctionne comme une hypothèse de travail, ou de mise en travail du réel.

Le premier plan du film fait d’ailleurs défiler le générique sur le livre d’Eschyle, posé sur un atlas ouvert à la page de l’Afrique : soit trois médiums de mise en forme du monde, cinématographique, littéraire et cartographique. Ce plan indique d’emblée qu’il s’agit, pour citer Edgar Morin, non pas de « prétendre donner à voir le réel », mais de « se poser le problème du réel ». Or, la réalité est complexe, impure, anarchique. Faire jouer ensemble Eschyle et l’Afrique, l’antiquité et le présent, la fiction et le documentaire, le mythe et l’Histoire, permet précisément d’utiliser l’imaginaire pour creuser les images du réel, inquiéter leur apparente unidimensionnalité. Le film se termine alors sur une négation de la clôture : « Il n’y a pas de conclusion ultime : la conclusion est suspendue. »

S’inventer. « Ma seule alternative »

L’Orestie africaine est aussi, d’une certaine manière, autobiographique. En tout cas : intime. Juste après le générique, Pasolini filme son reflet dans la vitrine d’un magasin africain, signifiant évidemment que l’invention, la mise au jour du réel est toujours une mise en forme, médiée par un regard. On aurait tort de voir là une signature. C’est plutôt l’inverse, car Pasolini indique ici ce qu’il est venu chercher dans le Tiers-monde, un des objets de son enquête : lui-même. L’Afrique est un miroir, la tension africaine entre archaïsme et modernité est le drame intime du poète italien, bourgeois, occidental, rationnel, moderne, qui sait ne pouvoir vivre et créer qu’en laissant remonter la part irrationnelle de lui-même, en laissant opérer son altérité intime, sa différence. Une poétique « Euménide ». C’est ainsi qu’on peut entendre ce vers final du poème « Fragment à la mort » issu de La Religion de mon temps : « Afrique ! Ma seule alternative… »

Publié le 03/05/2021 - CC BY-NC-SA 4.0

Pour aller plus loin

« Pasolini et la poétique du déplacement »│Conserveries mémorielles, 2009

L’étude de Carnet de notes pour une Orestie africaine, de P.P. Pasolini (1970) réalisée en 2009 par Anne-Violaine Houcke.

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