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Appartient au dossier : Métamorphoses surréalistes Perspectives animales

Le bestiaire des surréalistes

Du Minotaure aux chimères, plongée dans le bestiaire fantasmagorique des surréalistes. Quand l’animal devient le messager d’une révolution artistique et invite à réinventer notre rapport au monde. Une lecture associée à l’exposition « Surréalisme », accueillie jusqu’au 14 janvier 2025 au Centre Pompidou.

Birthday

Dorothea Tanning (1942)

© The Philadelphia Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais / © Adagp, Paris, 2024

« Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. » C’est ainsi qu’en 1924, André Breton commence son Manifeste du surréalisme et entraîne avec lui de nombreux artistes. Cadavres exquis, détournement d’objets, collages… Cet art de l’aléatoire et de l’imprévu donne naissance à des œuvres d’une incroyable inventivité.

Le merveilleux devient le beau, la réalité est améliorée, le familier devient étrange, l’hallucination est de mise. Le domaine des rêves et de l’inconscient est valorisé et révolutionne le monde de l’art. Dans cet imaginaire devenu règle, la nature est une grande source d’inspiration et particulièrement le monde animal. Comme le souligne le peintre André Masson : « il n’y a rien d’inanimé dans le monde, une correspondance existe entre les vertus des minéraux, des végétaux, des astres et des corps animaux. » Insectes, corps fragmentés, têtes sans cou, yeux désorbités… sont des motifs récurrents de l’iconographie surréaliste. Les mammifères prennent des ailes tandis que les animaux marins marchent sur terre.

Les chimères

Figures hybrides, humaines, végétales ou animales, la chimère est un élément central de la création surréaliste. Chimère, peinte par Max Ernst en 1928, en est une des œuvres emblématiques. Composé de deux oiseaux superposés, sur fond noir, l’animal hybride a des allures hermaphrodites avec son aspect de coq imposant au torse bombé, mais affublé d’une poitrine féminine. Dans son autoportrait onirique Birthday (1942), Dorothea Tanning se peint dénudée en haut, vêtue d’une jupe faite de dentelles et de racines, dans l’embrasure d’une porte donnant sur un couloir de portes ouvertes. À ses pieds se tient une bête imaginaire. Mi-griffon, mi-chauve-souris, cet animal fantastique semble sorti du monde des songes.

Pour sa part, Leonor Fini s’est emparée de la figure du sphinx dans son œuvre. Puissance hybride, elle réunifie symboliquement l’humain et le bestial, le monde civilisé et le monde sauvage. L’animalité est un thème prégnant dans son œuvre, et elle écrit en 1954 : « Dans notre monde actuel, il n’y a pas assez d’animalité. […] L’animal nous aide. Il a des pouvoirs, des particularités que nous avons oubliées et nous sommes perdus et avilis à cause de cela. Les animaux sont restés entiers. » En prenant la forme de cet animal mythique, elle affirme sa place en tant que femme, artiste, dans un monde masculin, et sans doute aussi son choix délibéré de vivre sa bisexualité.

Les animaux fétiches

Certain·es artistes se sont emparé·es de l’animal pour en faire leur double ou se sont entiché·es de l’un d’eux jusqu’à en faire leur emblème ou leur fétiche. Les singes tiennent ainsi une place importante dans l’œuvre de Frida Kahlo. Huit des nombreux autoportraits qu’elle a peints au cours de sa vie la présentent entourée de ces animaux espiègles. Proches de l’homme, ils symbolisent sans doute son désir inassouvi de maternité. Dans l’autoportrait, Le Cerf blessé (1945), elle apparaît dans un corps de chevreuil criblé de flèches. Ce tableau réalisé après une opération du dos qui aurait dû la soulager illustre l’immense douleur infligée à son corps tout au long de sa vie.

L’animal fétiche de Wifredo Lam est sans conteste le cheval, qu’il va peindre maintes fois sous forme de « Femme Cheval ». Ce personnage hybride aux accents primitifs est une façon pour l’artiste d’imager les rituels ancestraux cubains de transe et de possession des corps par les esprits divins.

Les objets réinventés

S’attaquant au quotidien pour mieux le réinventer, les surréalistes vont détourner les objets usuels, les rendant par là-même inutiles ou inutilisables. Dans ce désir de discréditer les choses ordinaires, les animaux jouent encore les modèles. Dans ces transformations, proches de l’esprit des cadavres exquis, les artistes s’amusent avec l’absurde et leurs œuvres sont drôles. Ainsi, avec le célèbre Téléphone Homard (1936), Salvador Dali propose un ustensile agressif aux usager·ères de l’appareil. Picasso, en assemblant juste un guidon de vélo et une selle, crée la célèbre Tête de taureau (1943).

Téléphone-Homard

Salvador Dali (1936)

© Wikimedia commons (Nacaru). CC-BY SA 4.0

Un des premiers objets détournés, qui fait scandale à New-York en 1936 et qui devient le symbole du mouvement, est le Déjeuner en fourrure de Meret Oppenheim. Avec cet ensemble, tasse, soucoupe et cuillère, recouvert d’une fourrure mouchetée de gazelle, l’artiste mêle érotisme et animalité, volupté et banalité. Oppenheim s’amuse et invente dans cette lignée plusieurs objets insolites et burlesques : des souliers rôtis sous le nom de Gouvernante, ou la Table aux pieds d’oiseau, un guéridon dont les pieds de bronze ne sont autres que des pattes d’oiseaux, tandis que le plateau doré est marqué de l’empreinte de ces mêmes pattes, interrogeant peut-être la docilité ou la captivité de cet animal. Enfin, le Loup-table de Victor Brauner (1947) est constitué d’une table et de plusieurs parties d’un corps de renard naturalisé. Cet assemblage étonnant fait resurgir nos peurs enfantines face à cet animal sauvage qui semble enragé, mais rendu ainsi inoffensif.

Le Minotaure

La figure mythologique grecque du Minotaure, mi-homme mi-taureau, est aussi le titre de la revue, créée par Albert Skira et Tériade en 1933 et reprise par les surréalistes jusqu’en 1939. Le choix du Minotaure n’est pas anodin dans le contexte de montée du fascisme. L’image de l’homme-animal s’oppose aux canons habituels de beauté masculine. Il s’agit pour les surréalistes de proposer un homme nouveau dans une réalité nouvelle, faisant ainsi face aux représentations classiques, normées et excluantes. À l’exemple du Dictateur (1937) d’Erwin Blumenfeld, tête de veau sur un buste antique, ou du Labyrinthe (1938) d’André Masson, associations de figures hybrides au bord du chaos, le Minotaure symbolise les prémonitions de la guerre. C’est un cri d’angoisse des artistes surréalistes et un appel à créer un monde nouveau.

Le bestiaire surréaliste, loin d’être un simple délire onirique, reste l’expression d’une rage créatrice. Un héritage qui ne cesse de nourrir la création contemporaine et rappelle l’importance de réinventer le réel.

Publié le 09/12/2024 - CC BY-SA 3.0 FR

Pour aller plus loin :

Focus sur L’Adoration du veau de Francis Picabia [magazine du Centre Pompidou]

Durant les dernières années de sa vie, Francis Picabia peint des sujets inspirés de l’imagerie populaire, souvent des nus, à partir de photographies. L’Adoration du veau fait partie de cette série au réalisme appuyé. Pourtant, sa source est ici toute autre : il s’agit d’un collage réalisé en 1937 par le photographe allemand Erwin Blumenfeld. L’interprétation qu’en donne Picabia transpose la virulence politique du dadaïsme allemand dans la France occupée. Décryptage.

Animaux étranges et fabuleux. Un bestiaire fantastique dans l'art

Ariane Delacampagne
Citadelles & Mazenod, 2010

Recueil d’œuvres d’art sur le thème des animaux fantastiques (sphinx, hydres, chimères, dragons, sirènes, centaures, tritons, pégases, phénix…), classé par genres d’animaux (licornes et animaux partiellement humains, dragons et quadrupèdes ailés). Avec un historique des bestiaires, un dossier sur les influences artistiques et un autre sur le fantastique aujourd’hui.

À la Bpi, niveau 3, 7.158 DEL

Enquêtes surréalistes. De "Littérature" à "Minotaure", 1919-1933

Georges Sebbag
Jean-Michel Place, 2004

En lançant périodiquement dans leurs revues une enquête, les surréalistes ont été les premiers à se servir d’un tremplin médiatique pour aborder des questions existentielles. Pourquoi écrivez-vous ? Le suicide est-il une solution ? Quelle sorte d’espoir mettez-vous dans l’amour ? Quelle a été la rencontre capitale de votre vie ? Le très large éventail de réponses nous renseigne indirectement sur divers cercles et milieux, en particulier celui des psychanalystes (Minotaure, 1933).

À la Bpi, niveau 3, 840(082) »19″ SUR

De la Chimère à la merveille

Pascaline Mourier-Casile
L'Âge d'Homme, 1986

Une enquête sur la parenté des imaginaires fin de siècle et surréaliste : de Huysmans, Lorrain ou Gustave Moreau à André Breton. © Électre 2024

À la Bpi, niveau 3, 840(091) »18/19″ MOU

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