Les chiffres de l’immigration donnent lieu, dans les médias, à de multiples interprétations. D’après le démographe Hervé Le Bras, invité à la rencontre « Migrations contemporaines : statuts, flux, politiques » organisée par la Bpi en janvier 2022, les entrées d’immigrés sur le territoire français sont les plus mauvais chiffres à prendre en compte. D’ailleurs, ils diffèrent selon les méthodes choisies.
Pourquoi mesurer les entrées n’a-t-il pas de sens ?
Les chiffres n’ont pas de sens parce qu’il y a deux mesures possibles des entrées, toutes deux contestables. La première est une mesure qui est souvent reprise par l’extrême-droite. Elle correspond au nombre de permis de séjour accordés chaque année, soit 274 700 permis délivrés en 2019. Ce nombre est cité dans les rapports que le ministère de l’Intérieur transmet au gouvernement chaque année sur l’immigration. Du point de vue démographique, il est important de compter les entrées physiques réelles, or un nombre de permis de séjour ne correspond pas à des entrées physiques réelles, permanentes, ou bien correspond à des entrées de court terme, et parfois ces données sont en retard sur la réalité.
Par exemple, sur les 274 700 permis, 90 000 sont délivrés à des étudiants. D’après les enquêtes réalisées par le ministère de l’Intérieur, près de 35 % des étudiants repartent moins d’un an après avoir reçu leur titre, une fois l’année universitaire terminée. Compter ces entrées en laissant penser qu’elles sont permanentes n’a pas de sens. D’ailleurs, Eurostat et l’OCDE ne comptent pas ces 90 000 étudiants parmi les entrées.
30 000 permis délivrés sont en fait des régularisations. Dans ce cas, les personnes sont en France depuis longtemps, souvent dix ans, parce qu’il est difficile pour les sans-papiers d’être régularisés. Là encore, ce ne sont pas des entrées physiques.
Une dizaine de milliers de personnes obtiennent un permis de séjour pour se soigner. Mais on ne peut pas les compter comme des immigrés permanents car ces personnes repartiront une fois les soins terminés. Les entrées au titre de l’économie ne sont pas non plus toutes définitives. Pour les entrées au motif d’asile, il y a tromperie de l’extrême-droite qui additionne les demandes d’asile avec les permis. En 2019, les demandes d’asile étaient au nombre de 130 000 mais sur ces demandes, seulement 30 à 35 % aboutissent. Ces 40 ou 45 000 personnes qui obtiennent un permis de séjour vont être comptées deux fois : l’une au moment de la demande, l’autre à celui de l’acceptation. Quant à celles qui n’obtiennent pas le permis, elles vont tôt ou tard repartir, être poussées à le faire ou régularisées, d’où aussi des doubles comptes. Dernière précision, seuls les étrangers hors UE sont comptabilisés parce que les membres de l’UE peuvent entrer librement.
Le nombre de délivrances de permis de séjour donné par le ministère de l’Intérieur est donc inexact ?
Le chiffre du ministère de l’Intérieur a un sens administrativement mais peu de sens démographiquement. C’est une statistique qui ne porte pas sur des mouvements physiques ou démographiques d’une population mais sur l’activité de délivrance de titres. Le ministère rend compte de son activité dans un document de près de 250 pages, qu’il édite annuellement depuis de nombreuses années. Dans ce rapport d’activité, le désaccord de données avec l’Insee est mentionné et expliqué.
D’autres données sont produites qui viennent compléter ou nuancer les chiffres. Je pense notamment au graphique qui s’intéresse au destin des titres d’étudiants donnés en 2008 dans le dernier rapport. En fait, les administrations françaises fonctionnent plutôt bien mais il faut être attentif au sens et à la nature de ce qu’elles produisent. C’est un peu mépriser leur travail que de ne pas entrer dans le détail. On croit au fond qu’on peut mesurer les entrées comme les entrées et les sorties dans un restaurant mais un État, c’est plus compliqué qu’un restaurant.
L’Insee procède-t-elle à un comptage différent ?
Effectivement, l’Insee emploie une autre méthode pour compter les entrées, par le biais d’enquêtes de recensement qui concernent un cinquième des communes de moins de 10 000 habitants et 8 % des communes de plus de 10 000 habitants, tirées au hasard chaque année. Avec près de 10 millions de personnes répondant au recensement, ce type de sondage est bien plus sûr.
Mais ce qui pose problème, ce sont les non-réponses à deux questions qui portent sur l’arrivée des migrants en France. La première est « depuis quand êtes-vous arrivé en France ? » et la seconde est « quelle était votre résidence l’année dernière ? ». Le taux de non-réponse à ces questions par les étrangers est de 30 %. L’Insee a bien évidemment des techniques pour corriger ce chiffre qu’Eurostat et l’OCDE lui réclament, mais les statisticiens de l’Insee savent bien que ce calcul a des défauts. Ils arrivent à 272 000 entrées en 2019, ce qui est assez proche du chiffre des permis qui était de 274 700, sauf que les 272 000 de l’Insee comprennent les immigrés de l’UE, soit près de 74 000 personnes d’après Eurostat.
Aurait-on une vision plus juste en additionnant ces ressortissants européens au chiffre du ministère de l’Intérieur ?
À quoi bon ajouter ces 74 000 ressortissants aux permis quand les chiffres de permis ne sont pas bons et que la méthode de l’Insee présente des limites ? Car, encore une fois, toutes ces questions de durée de séjour interfèrent. Par exemple, l’Insee ne peut pas compter les personnes qui sont arrivées après le début de l’année et sont reparties avant la fin de l’année puisqu’elles échappent aux enquêtes de recensement. Quid des travailleurs saisonniers dont certaines entrées sont comptées par le ministère de l’Intérieur quand il y a demandes de permis de travail ? Je crois qu’il faut admettre que cette question des entrées n’a pas de sens tant qu’on ne contrôle pas aussi les durées de séjour, et pas uniquement les sorties.
En effet, si on considère comme entrées toutes celles d’au moins un jour, on obtient 90 millions d’entrées en France, tous les séjours d’une semaine, on arrive à 30 millions, et avec les visas de trois mois, c’est 3 millions d’entrées. Au-delà d’un an, l’Insee pense qu’il y a une déperdition moyenne de 3 % par an. À cinq ans, il doit rester environ 180 000 personnes. Pour les installations définitives, il faut beaucoup plus de recul. Pour une personne entrée à vingt ans, on aura confirmation dans soixante ans. Il y a quelque chose d’impossible à mesurer dans cette notion d’entrée dans la durée et pourtant, indépendamment de la durée du séjour, les entrées n’ont donc pas de sens. L’absence de la durée invalide le concept même d’entrée. Alors, Eurostat et l’OCDE se justifient en définissant les entrées permanentes comme séjour d’au moins un an. Mais c’est trompeur, les chiffres seront exploités comme si les personnes restaient très longtemps.
Existe-t-il une meilleure manière de calculer l’accroissement de l’immigration ?
Il y a une méthode très simple pour savoir comment la population immigrée s’accroît d’une année à la suivante. Il suffit de comparer les deux enquêtes de recensement successives. L’état civil des personnes y est bien rempli et permet de connaître l’origine des personnes, si elles sont immigrées de tel ou tel pays. Il suffit de faire la différence entre les deux années de référence pour connaître le nombre d’immigrés en plus.
Et le chiffre a de quoi surprendre, car au total, on compte 109 000 immigrés de plus en 2020 par rapport à 2019, UE compris. Et depuis 2006, malgré les fluctuations, la moyenne est de 110 000 immigrés de plus. C’est le chiffre réel de l’apport de l’immigration à la population, indépendamment des entrées et sorties. C’est ce chiffre autour duquel il convient de discuter. Sa composition renseigne sur le pays d’origine et l’évolution de l’immigration. Ainsi, on observe 38 000 immigrés européens de moins en 2019 et une part d’immigrés d’origine africaine qui augmente (109 000), surtout en provenance de l’Afrique sub-saharienne, mais dans des proportions assez modestes comparé aux 67 millions d’habitants.
À partir de ces chiffres, comment calculer le solde migratoire ?
D’une année à la suivante, vous avez les immigrés présents sur le territoire, et ceux qui arrivent, les 109 000 pour 2019-2020, mais il y a aussi ceux qui meurent. On compte entre 65 et 45 000 décès par an. Le solde migratoire correspond à l’addition du nombre de décès au chiffre de l’augmentation des immigrés, c’est la différence entre les entrées et les sorties. Le solde calculé ainsi correspond à celui publié par l’Insee. L’Insee et d’autres cherchent d’ailleurs à raccorder le solde à leurs données pour avoir des entrées à peu près vraisemblables. Mais les chiffres vraiment solides sont ceux de l’accroissement de la population d’immigrés et le solde migratoire. Le reste, ça vaut ce que ça vaut… Je persiste, cela n’a pas grand sens de parler des entrées.
Et les Français quittent-ils le territoire ?
La migration comprend bien une migration de « non-immigrés » si l’on peut dire, essentiellement des Français de naissance. C’est bien renseigné au niveau du recensement et du suivi. Depuis maintenant plus de cinq ans, il y a un déficit de 100 000 Français chaque année. Si bien qu’avec cette population immigrée qui augmente et cette population française qui diminue par migration, le solde total, affiché par l’Insee, est toujours très faible, de l’ordre de 40 à 60 000 individus de plus. La population française, indépendamment du fait qu’on est immigré ou pas, affiche une faible croissance.
Juste pour pointer encore quelques incohérences de chiffres, je préciserai que la plupart des pays distinguent étrangers et nationaux, quand la France compte plutôt les immigrés, ces personnes nées étrangères, à l’étranger. 37 % des personnes immigrées ont la nationalité française. Les déplacements de ces personnes sont à l’origine de différences entre les chiffres d’Eurostat et l’Insee.
Quand on voit les difficultés à établir des données fiables en France et en Europe, qu’en est-il pour le reste du monde ?
Beaucoup de pays qui ne disposent pas de telles données. Il y a tout de même des estimations. De nombreux pays appliquent la méthode que l’Insee appliquait avant 2006, à savoir le traitement des données de recensements effectués à cinq ou dix ans d’intervalle. Ils reprennent les chiffres du dernier recensement, ajoutent les naissances et ôtent les décès pour comparer avec le deuxième recensement. Ils obtiennent le solde migratoire entre les deux recensements. Ce n’est pas très bon mais ce n’est pas non plus très mauvais, tout dépend de la qualité de leur état civil. Par contre, impossible de savoir si les soldes sont composés de nationaux ou d’immigrés. Beaucoup de pays en développement ne sont pas en capacité de calculer à ce niveau de détail.
Hervé Le Bras réexamine des questions sensibles telles que le risque de « submersion » africaine, celui d’un « grand » remplacement ou encore l’origine et la nature des demandes d’asile.
28 indicateurs statistiques accompagnés d’un commentaire succinct. Lorsque les données sont disponibles, des éléments de comparaison avec d’autres pays européens fournissent un éclairage complémentaire.
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