Chronique

Le Sage des bois de Georges Picard

Un siècle et demi après sa publication, Walden ou la vie dans les bois de Henry David Thoreau continue d’inspirer. C’est cette fois l’écrivain et philosophe Georges Picard qui s’en empare pour imaginer un Thoreau moderne, un peu loser sur les bords, qui rate complètement son départ pour la vie sauvage. 

Je gagnai les bois parce que je voulais vivre suivant mûre réflexion, n’affronter que les actes essentiels de la vie, et voir si je ne pourrais apprendre ce qu’elle avait à enseigner, non pas, quand je viendrais à mourir, découvrir que je n’avais pas vécu. Je ne voulais pas vivre ce qui n’était pas la vie, la vie est si chère ; plus que ne voulais pratiquer la résignation, s’il n’était tout à fait nécessaire. Ce qu’il me fallait, c’était vivre abondamment, sucer toute la moelle de la vie, vivre assez résolument, assez en spartiate, pour mettre en déroute tout ce qui n’était pas la vie, couper un large andain et tondre ras, acculer la vie dans un coin, la réduire à sa plus simple expression (…)

Le sage des bois - Georges Picard - couverture
A la Bpi, 840″19″ PICA.G 4 SA

Ah, Walden ! La vie dans les bois, l’auto-suffisance… Cultiver sa nourriture, se détacher des contigences du monde moderne, se retrouver. Qui n’en a pas rêvé ? Et si vous n’avez pas lu le classique d’Henry David Thoreau qui fonda le genre littéraire du nature writing et fit nombre d’émules depuis sa publication en 1854, vous pouvez remplacer Walden par Into the wild : ça fonctionne aussi.

Le « Sage des bois » imaginé par Georges Picard, lui, compte bien passer à l’acte et se faire imitateur de Thoreau. Quitter Paris pour un petit lopin de terre au bord d’un lac, où il pourra bâtir une cabane en rondins, planter quelques rangs de poireaux et pêcher à la mouche. Si au milieu coule une rivière, c’est encore mieux.

Seulement, voilà, jouer les Thoreau dans la France du 21e siècle n’est pas si simple. Comment pêche-t-on ? Comment construit-on une cabane ? Peut-on le faire sur n’importe quel bout de terrain ? Ne risque-t-on pas d’être expulsé au passage du premier garde forestier venu ? Vaut-il mieux acheter une de ces satanées tentes censées s’ouvrir en dix secondes mais qui semblent vouées à semer la désolation autour d’elles ?

Il convient de se préparer longuement avant le départ, et si possible de mettre un peu d’argent de côté – il y a du matériel à acheter, et puis sait-on jamais, en cas de coup dur on peut toujours aller se ravitailler à la supérette du coin. Du coup, notre Sage des bois retarde sans cesse son départ, accepte des petits boulots pourris – symboles absolus de la vie contemporaine qu’il voudrait fuir -, passe son temps entre le Vieux Campeur et les bouquinistes qui lui refilent divers manuels de menuiserie et guides de pêche.

Quand enfin le Sage des bois se met en route, à la recherche d’un coin à investir, il ne peut s’arracher totalement à la force d’attraction de la société humaine. Celle-ci le rattrape malgré tout ses efforts. Dans la forêt de l’Orléanais, au bord des lacs de la Sologne, jusque sur les puys de l’Auvergne, il y a toujours des empêcheurs de tourner en rond ! Entre les randonneurs, les jeunes désillusionnés qui tournent en rond dans leur morne province et les communautés de hippies qui écoutent distraitement la voix de Thoreau, perdus dans le brouillard de leurs joints, on n’en sort jamais vraiment. Il y a de quoi désespérer.

« Si l’on avance hardiment dans la direction de ses rêves et s’efforce de vivre la vie qu’on s’est imaginée, on sera payé de succès »

Oui, c’est bien facile à dire, mon vieil Henry, mais la vie est parfois vacharde, il ne suffit pas de la rêver pour qu’elle se jette à nos pieds.

Doit-on voir dans le parcours de notre sage la preuve que, comme le pensait Thoreau, l’homme est corrompu par la société, ou bien au contraire qu’il ne saurait exister sans elle ? Est-ce un plaidoyer pour réintroduire plus de philosophie dans notre pensée du quotidien, ou un aveu au contraire de ce qu’il y a d’irréconciliable dans ces deux extrêmes ? Georges Picard ne tranche pas, préférant s’amuser de ce dialogue inventé à travers les siècles avec le livre de Thoreau, mais il élabore avec beaucoup de finesse une sorte d’éloge paradoxal de la vie dans les bois, un récit gentiment moqueur qui prend racine dans Walden tout en se riant copieusement de tous les travers de son auteur – notamment son maniérisme excessif, sa tendance à être trop moralisateur, voire ses moments d’égarement. « C’est dans la vie voisine de l’os que réside le plus de suavité », se répète inlassablement notre sage héros, cherchant à tout prix à comprendre ce que signifie cette fichue formule.

Au-delà de la grande drôlerie de ce récit, il y a quelque chose de touchant à voir notre Sage des bois échouer à ce point dans son développement philosophique et personnel. Qu’il est difficile de se connaître soi-même quand, même au fond des bois, on ne peut pas être tranquille plus de dix secondes ! Georges Picard rit avec nous de tous nos petits et grands renoncements, et cela donne un roman savoureux.

Publié le 06/04/2016 - CC BY-SA 3.0 FR

Rédiger un commentaire

Les champs signalés avec une étoile (*) sont obligatoires

Réagissez sur le sujet