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Le temps qu’il faut pour connaître les animaux

L’observation des animaux sauvages dans leur milieu naturel est un art qui convoque patience et confiance. Les naturalistes témoignent d’un lent processus d’apprivoisement mutuel où les sujets d’étude deviennent de véritables partenaires.

Cet article est à retrouver dans le dossier central du magazine Balises n°13 (automne/hiver 2024-2025) : Perspectives animales.

Chimpanzé © Julie Ricard via Unsplash

Réussir à approcher des animaux sauvages dans leur milieu naturel et à s’en faire accepter exige de longues années de pratique, que ce soit dans le cadre d’un projet de recherche avec les chimpanzés ou d’une quête personnelle parmi les chevreuils.

Le temps de l’observation

La primatologue Sabrina Krief poste sur Instagram des reels et des photos de chimpanzés qui vivent en groupe dans le Parc national de Kibale à Sebitoli (Ouganda). Ces instantanés sont accompagnés de descriptions précises et vivantes. Chaque chimpanzé porte un prénom qui le distingue et permet de suivre son parcours de vie. De leur jeunesse à leurs vieux jours, en passant par la maternité des « chimpanzées », toutes les phases de la vie de ces grands singes sont expliquées avec simplicité.

Professeure au Muséum national d’Histoire naturelle et fondatrice du Sebitoli Chimpanzee Project pour la conservation des grands singes, Sabrina Krief « travaille avec les chimpanzés ». Plus de dix ans lui ont été nécessaires pour connaître la vie quotidienne, les moments de jeux et d’intimité des membres de cette communauté, dans le respect de leurs habitudes. En effet, le braconnage – particulièrement important sur place actuellement – entrave l’habituation des chimpanzés qui se méfient des humains.

Pour étudier leurs comportements, les scientifiques adoptent une méthodologie. Lors de la première phase d’observation, dite ad libitum, on note ce que l’on peut. Ce sont ensuite la composition du groupe et les activités de chaque individu visible qui sont étudiées. Enfin, le « focal sampling » permet d’approfondir les actions d’un individu en particulier.

En autodidacte, le photographe Geoffroy Delorme a lui aussi appris à connaître des animaux sauvages. Il les a très longuement observés au cours de sept années en solitaire dans la forêt de Bord (Eure). C’est seulement au bout de plusieurs années d’immersion totale qu’il parvient à partager le quotidien de plusieurs chevreuils, remarquables par leur curiosité et leur sociabilité. « Devenir leur ami » fut le fruit d’un long processus.

Le temps de la relation

Sabrina Krief s’est longtemps contentée de ramasser les crottes des chimpanzés pour étudier les primates sans les déranger. Puis elle a réussi à s’approcher d’eux, à récolter leur urine et à affiner ainsi l’analyse de leur alimentation. Maintenant, elle sait qu’elle est acceptée par ce groupe car les chimpanzés de Sebitoli vaquent à leur occupation en lui tournant le dos, signe qu’ils ne se méfient plus d’elle. Mais la primatologue et son équipe gardent leurs distances. Au risque de leur transmettre ses microbes, il n’est plus question de câliner les chimpanzés ou de jouer avec eux comme au temps de la primatologue américaine Dian Fossey.

Geoffroy Delorme, conscient de l’altérité et de la singularité de « ses » chevreuils, va aussi à leur rythme : « (…) ce travail d’apprivoisement doit être répété pour chaque individu » précise-t-il dans son ouvrage L’homme-chevreuil : sept ans de vie sauvage (Les Arènes, 2021). Selon lui, « dans ce type d’exercice, il ne faut pas imposer (…) mais proposer. » Ensemble, ils traversent les saisons dans un lien vertueux : sa présence les protège des prédateurs humains ainsi que d’autres animaux tandis que, grâce à eux, il apprend à survivre dans la nature. Il leur enseigne des stratégies pour éviter les chasseur·euses et note que leur apprentissage est très rapide. Entre eux, naissent confiance et tendresse. Une chevrette, Étoile, lui laisse la garde de son jeune faon pendant qu’elle part en quête de nourriture. Daguet, un jeune mâle, tend son museau pour recevoir et donner des caresses.

Les chevreuils choisissent minutieusement fleurs, herbes, baies ou jeunes pousses en fonction de leur appétit, de leurs carences ou douleurs, Geoffroy Delorme fait comme eux. Cette sélection est aussi à l’œuvre chez les chimpanzés : leurs habitudes alimentaires peuvent varier d’un territoire et d’un individu à l’autre. Les scientifiques s’inspirent des connaissances médicinales des chimpanzés car leur pharmacognosie (connaissances des substances médicamenteuses d’origine naturelle) est utile à la santé humaine.

Le temps de l’adaptation

Poussés par la faim, les chimpanzés, naturellement diurnes, sortent la nuit pour chaparder du maïs dans les champs et en faire des provisions, eux qui, ordinairement, n’accumulent pas de nourriture. Si l’acquisition de ces compétences illustre leurs capacités à s’adapter, ces modifications comportementales signalent un environnement dégradé, source de tensions.

Face à la déforestation massive, les chevreuils sont aussi forcés d’accroître leur territoire pour survivre. Cela les confronte à de plus amples dangers : épuisés, ils peinent à trouver suffisamment de nourriture et sont davantage exposés aux humains.

Les chimpanzés, quant à eux, ont appris à traverser la route et aident les plus jeunes à y parvenir. Souvent victimes d’accidents, du braconnage ou de pollution environnementale (la présence de perturbateurs endocriniens dans les rivières explique l’origine de nombreuses malformations chez les chimpanzés), ils se débrouillent avec une partie du corps abîmée ou amputée alors qu’ils sont blessés ou handicapés.

À présent, nous savons qu’humains et animaux sont interdépendants. Combien de temps nous faudra-t-il pour vivre en bonne intelligence et faire en sorte que la Terre demeure habitable, c’est-à-dire partagée entre toutes les espèces ?

Publié le 14/10/2024 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

L'homme-chevreuil. Sept ans de vie sauvage

Geoffroy Delorme
Les Arènes, 2021

Amoureux de la nature, Geoffroy Delorme n’a pas vingt ans quand il aperçoit, dans la forêt de Louviers, en Normandie, un chevreuil curieux et joueur. Le jeune homme et l’animal s’apprivoisent. Geoffroy lui donne un nom, Daguet, et le chevreuil lui ouvre les portes de la forêt et du monde fascinant de ses semblables. Geoffroy s’installe parmi eux. Son expérience immersive va durer sept ans. Vivre seul en forêt, sans tente ni abri, pas même un sac de couchage ou une couverture, c’est surtout apprendre à survivre. Geoffroy suit l’exemple des chevreuils. Il adopte leurs comportements, apprend à se nourrir, à dormir et se protéger comme eux. Il acquiert une connaissance unique de ces animaux et de leur mode de vie, les observe, les photographie et communique avec eux. Il apprend à partager leurs joies, leurs peines et leurs peurs.

À la Bpi, niveau 2, secteur Sciences, 598.26 DEL

Chimpanzés, mes frères de la forêt

Sabrina Krief
Éditions Actes Sud, 2019

Une découverte de la vie des grands singes du parc national de Sebitoli, en Ouganda. Les extraits des carnets de terrain de l’auteure guident le lecteur sur les traces des chimpanzés et montrent leur adaptation à la forêt équatoriale. Par ailleurs, l’autrice dénonce la pression croissante des humains sur ce territoire ainsi que les injustices sociales et environnementales qui touchent ce lieu. © Électre 2019

Á la Bpi, niveau 2, secteur Sciences 598.7 KRI

MNHN | Chimpanzés de Sebitoli en Ouganda

Le parc national de Kibale, en Ouganda, abrite une grande diversité de primates. Mais la forêt et ses habitants sont menacés par les activités humaines aux alentours. Le Sebitoli Chimpanzee Project vise à mieux connaître les chimpanzés du nord du parc pour les protéger.

Sebitoli Chimpanzee project | Site officiel

Créé en 2008 par Sabrina et Jean-Michel Krief, le Sebitoli Chimpanzee Project vise à préserver les chimpanzés et leur habitat en Ouganda via l’enrichissement des connaissances scientifiques, l’amélioration de la cohabitation humain-faune sauvage et la sensibilisation des populations locales.

L'homme-chevreuil

Site officiel de Geoffroy Delorme

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