Sélection

Appartient au dossier : Lectures d’été 2022

Lectures d’été 2022 #3 : 5 récits de la grande ville

De Berlin à New York en passant par Rio, Balises et Tu vas voir ce que tu vas lire vous proposent une sélection de cinq récits de la grande ville pour nourrir vos lectures estivales.

Charles Loyer sur Unsplash

D’autres chroniques sont à retrouver cet été sur Balises, et toute l’année sur Tu vas voir ce que tu vas lire, les pages Facebook et Instagram du service littérature de la Bpi.

Publié le 01/08/2022 - CC BY-SA 4.0

Notre sélection

New York Trilogie

Will Eisner
Delcourt, 2018 [1985]

Dans ce chef-d’œuvre du roman graphique, nous nous trouvons plongés dans la vie quotidienne des habitants de la Grosse Pomme. L’auteur s’amuse de la banalité des situations, allant jusqu’à utiliser les objets de la ville comme une grille d’aération du métro, un lampadaire, une bouche à incendie pour croquer les New-Yorkais, parfois avec tendresse, souvent avec cruauté, mais toujours au plus juste de ce qui fait leur humanité. À travers des portraits singuliers, il aborde des thèmes universels comme la promiscuité des grandes villes, la solitude, les mauvaises rencontres, l’amour… De sa ville de naissance, Will Eisner se fait l’observateur attentif et le génial conteur d’histoires inspirées souvent de faits réels. Il flirte parfois avec le fantastique pour donner à son récit, anecdotique en apparence, la force symbolique des légendes urbaines.

Dans ses choix graphiques, Will Eisner joue sur les perspectives, les lignes et le foisonnement de personnages d’une ville verticale. Il commence par des scènes courtes, sans paroles, où le dessin seul nous raconte le tragique ou le comique d’une situation. Il continue avec les récits complets des personnages façonnés ou fauchés par les vicissitudes de la vie new-yorkaise. Toujours avec la plus grande justesse, et une économie de dialogues, Will Eisner nous embarque dans leurs péripéties urbaines. Les carnets de notes inclus dans cette réédition rassemblent une sélection de « chutes » (selon ses propres mots), qui sont des esquisses ou des croquis, légendés de ses commentaires. En fin d’ouvrage, les postfaces rédigées par Neil Gaiman et l’éditeur donnent encore un autre éclairage à son œuvre. Pas de happy end, pas de complaisance chez cet auteur, mais un regard juste et sensible sur ses semblables.

À la Bpi, niveau 1, RG EIS N

Un promeneur solitaire dans la foule

Antonio Muñoz Molina
Seuil, 2020

À travers de longues déambulations dans les rues de Madrid, Paris ou encore New York, Antonio Muñoz Molina invoque les esprits des grands écrivains adeptes de la promenade et les restitue dans une immense flânerie littéraire. Ce récit est parsemé d’images et composé de fragments dictés par des titres de presse ou des slogans publicitaires, sortes d’aphorismes contemporains illustrant des scènes urbaines atemporelles. Il prend ainsi la forme d’un gigantesque collage qui peut tout aussi bien se lire dans le désordre, à la manière de ce merveilleux hasard qui guide toute promenade.

Les pensées de flâneurs célèbres comme Thomas de Quincey, Charles Baudelaire ou encore Walter Benjamin s’insèrent dans une fresque moderne, où les arts et le lyrisme le plus profond côtoient la précarité et les actes les plus sordides. L’écriture restitue avec fracas un monde urbain fait d’injonctions, dans lequel l’obsession de l’actualité et l’absurdité de la publicité à outrance sont si bien dépeintes qu’elles coupent le souffle et révèlent l’angoisse qui accable souvent l’auteur. Mais de toutes ces pensées prises sur le vif surgit également la beauté, celle qui sublime l’évanescence de l’instant, qui dévoile la légèreté de l’amour et qui incarne les trésors d’un passé toujours présent. La cohabitation de la beauté et de la laideur, allégorie de la ville moderne, est très justement incarnée dans ce roman et s’impose définitivement comme un matériau littéraire inépuisable et profondément vivant.

À la Bpi, niveau 3, 860″19″ MUNO.A 4 AN

Citéville et Citéruine

Jérôme Dubois
Cornélius, 2020

Dans Citéville, tout le monde court : après l’argent, un emploi ou un peu d’affection. Dans cet univers sans idéal, toute sortie de route est synonyme d’une exclusion sans appel. Ce monde, que Jérôme Dubois contemple avec un rictus cynique, c’est évidemment le nôtre, ou presque : à peine plus absurde, à peine plus cruel, et pourtant si monstrueux. Dans Citéruine, plus rien ne bouge. La même ville se déploie sous nos yeux, mais le temps s’est arrêté dans les magasins aux vitres brisées, les stades désertés et les pavillons délabrés.

Édité en deux volumes distincts d’une parfaite symétrie, Citéville/Citéruine de Jérôme Dubois propose un voyage urbain où chaque case se dédouble – habitée dans Citéville, dépeuplée dans Citéruine – provoquant à chaque pas un vertige. Si Citéville peut se lire indépendamment comme une satire à l’humour corrosif, Citéruine et ses paysages désolés, presque abstraits, lui donnent toute sa profondeur et sa radicalité. Comme une immense vanité qui nous montre ce qui, bientôt, ne sera plus, ce diptyque au parti pris osé révèle toute la brutalité de la vie moderne et renvoie dos à dos l’agitation et la ruine, comme deux versants d’une pantomime aussi désespérée que dérisoire.

À la Bpi, niveau 1, RG DUB C

Une vie étincelante

Irmgard Keun
Éditions du Typhon, 2021 [1932]

Si le livre d’Irmgard Keun fut un best-seller en Allemagne à sa sortie en 1932, sa trajectoire fut freinée un an plus tard par son interdiction par le régime nazi, qui le jugeait immoral et antiallemand. Ce roman ne paraît pourtant plus aussi subversif aujourd’hui. Keun raconte les aventures de Doris : licenciée de son emploi de bureau après avoir refusé de coucher avec son patron, elle part de Cologne pour tenter sa chance comme actrice à Berlin.

Elle ne trouvera pas la célébrité mais un quotidien entre mondanités, gueules de bois, histoires d’amour bancales et fins de mois difficiles. Qu’importent les problèmes, Doris y fait toujours face avec malice. L’humour grinçant de Keun et la galerie de personnages qu’elle brosse en font aussi une occasion de découvrir l’Allemagne à l’époque de la République de Weimar, trop largement méconnue.

À la Bpi, niveau 3, 830″19″ KEUN 4 KU

Écoute, jolie Marcia

Marcello Quintanilha
Éditions Çà et là, 2021

Ce roman graphique est un reportage social au cœur des favelas de Rio de Janeiro. À travers la vie de Marcia, infirmière et mère célibataire, il explore la société brésilienne des couches populaires, dont l’existence est faite de débrouilles quotidiennes, et est polluée par l’emprise destructrice des gangs. Jacqueline, la fille de Marcia, est l’illustration de cette violence des quartiers et de l’inexorable déliquescence qui affecte même les rapports familiaux. Marcia, quant à elle, personnage solaire et généreux, montre une extraordinaire résistance au cynisme ambiant en luttant pour maintenir le corps social par son travail et le lien familial par son amour inconditionnel.

Le dessin brut aux couleurs acidulées tranche avec la noirceur du propos, servi par des dialogues crus mais percutants de réalisme. L’auteur, Marcello Quintanilha, est un habitué du polar, et il parvient ici à tenir le lecteur en haleine grâce à un scénario original et maîtrisé.

À la Bpi, niveau 1, AL ECO

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