Interview

Appartient au dossier : Le féminisme a de l’avenir

« Les femmes deviennent le moteur de luttes sociales »
Entretien avec Rosa Moussaoui

Politique et société

Mouvement de contestation contre le gaz de schiste à In Salah, sud de l'Algérie, 2015. Nejma Rondeleux sur FlickR, CC BY-NC-ND 2.0

Grand reporter à L’Humanité, Rosa Moussaoui se rend fréquemment au nord de l’Afrique, au Moyen-Orient, en Amérique latine et en Europe, et suit les mouvements féministes qui ont émergé dans ces régions du monde. Elle répond aux questions de Balises pour accompagner le cycle « Le féminisme n’a jamais tué personne » qui se tient à l’automne 2020 à la Bpi.

Dans les pays que vous avez couverts, avez-vous constaté systématiquement le développement de mouvements féministes ?

Oui, c’est un phénomène global. Depuis le tournant des années deux-mille-dix, nous assistons à une nouvelle vague féministe, même dans des lieux inattendus où ces luttes ne se revendiquent pas comme telles. Je pense à ce qui s’est passé en Arabie saoudite autour de la revendication de conduire et d’exister dans l’espace public. Même dans les pays où la loi invisibilise les femmes, cette affirmation existe et est allée crescendo.

Ces revendications s’appuient-elles sur d’autres luttes ?

Les femmes deviennent le moteur de luttes sociales et environnementales qui leur permettent de prendre une place nouvelle dans l’espace public. Au Maroc, les luttes pour les droits syndicaux et les augmentations de salaire sont principalement portées par les femmes, ouvrières des usines textiles ou salariées des centres d’appels. Les femmes du Sud algérien ont pris la tête de la lutte contre l’exploitation du gaz de schiste. Dans le soulèvement populaire qui agite l’Algérie depuis un an, elles sont en première ligne, un « carré féministe » s’est imposé lors des marches du vendredi à Alger.
Leur présence est revendiquée par les hommes eux-mêmes, comme garantie du caractère pacifique du mouvement et comme une manifestation des transformations sociétales en cours. Leur présence soulève malgré tout des débats sur l’affirmation de revendications propres aux femmes : beaucoup de protestataires préféreraient ne pas voir posées les questions clivantes comme celle de l’égalité entre hommes et femmes, de l’abrogation du code de la famille qui tient les femmes pour des mineures à vie, passant de l’autorité du père à celle du mari.

Mouvement de contestation contre le gaz de schiste à In Salah, Sud de l'Algérie
Mouvement de contestation contre le gaz de schiste à In Salah, sud de l’Algérie. Nejma Rondeleux sur FlickR, CC BY-NC-ND 2.0

L’affaire Weinstein et la libération de la parole qui a suivi en Occident ont-elles influencé ces luttes féministes ? 

En réalité, la lutte contre les violences sexuelles et sexistes était déjà très affirmée avant la vague #metoo. Dans le sillage du printemps tunisien de 2011, on a assisté à une vague de dénonciation de professeurs d’universités qui conditionnaient la délivrance de diplômes à des faveurs sexuelles. Ce scandale et d’autres du même type ont amplifié le débat sur les violences faites aux femmes en Tunisie. Cela a abouti à l’élaboration d’une loi adoptée en 2018, qui possède un volet de pénalisation, mais aussi de prévention et d’accompagnement des victimes. Cette loi est plus élaborée que celles qui existent en Europe. 

Dans un pays comme le Mexique, où les violences faites aux femmes sont extrêmes, comment les femmes se mobilisent-elles ?

Le Mexique est l’un des pays qui connaît le taux de violence le plus élevé au monde, avec sept féminicides par jour en moyenne. La guerre menée contre le narcotrafic a par ailleurs servi de prétexte au déploiement d’une violence d’État extrêmement forte. Dans un tel climat, les femmes, prises entre deux feux, sont particulièrements vulnérables. Face à cette situation, les communautés indiennes, très nombreuses dans les États de Oaxaca et du Chiapas, par exemple, s’organisent. Les femmes montent leurs propres réseaux, avec des Maisons des femmes indigènes (las Casas de las Mujeres Indigenas) qui prennent en charge de manière collective la protection des victimes de violences. 

On voit aussi émerger des actions plus radicales. Après la mort d’Ingrid Escamilla, une jeune femme de vingt-cinq ans tuée par son compagnon, les médias ont diffusé les images de son corps dépecé. Les camions des médias à l’origine de ces images ont été incendiés par des militantes féministes à Mexico. Elles dénonçaient ainsi une forme de complaisance, voire de complicité politico-médiatique avec les meurtriers. 

Comment ces luttes s’incarnent-elles ?

De nouvelles formes de luttes s’inventent, dont beaucoup mettent en scène le corps. Le collectif féministe chilien Las Tesis a ainsi mis au point une performance chantée et dansée, intitulée Un violador en tu camino (Un violeur sur ton chemin) qui a été traduite et reprise un peu partout dans le monde. Ce principe de la performance a été rejoué lors d’autres luttes, comme en France pendant les manifestations contre la réforme des retraites, avec la chorégraphie mettant en scène l’icône féministe américaine des années quarante, Rosie la riveteuse. 

Les voix féministes se sont aussi exprimées sur le terrain de la création artistique et culturelle. En Algérie, c’est très frappant. Le collectif de jeunes femmes issues des ateliers de création cinématographique de Habiba Djahnine, partie prenantes du « carré féministe », a réalisé plusieurs courts métrages dans la dynamique du mouvement populaire. On peut aussi évoquer la romancière Sarah Haidar, qui porte une voix incandescente avec un langage très cru, et qui se joue complètement de la bienséance et des convenances.

Les réseaux sociaux, en plus d’offrir un espace de débat et de diffusion des idées, ont aussi joué un rôle majeur dans l’organisation des actions. En Algérie, au début du « carré féministe », un Algérien basé à Londres a appelé à attaquer les manifestantes avec de l’acide. En deux heures, ses coordonnées ont massivement été diffusées sur les réseaux et il a été assailli de messages, au point qu’il s’est trouvé très vite contraint de s’excuser piteusement. La diaspora algérienne au Royaume-Uni s’est organisée pour qu’il puisse être poursuivi pour incitation à des actes de terrorisme. C’est intéressant car les réseaux sociaux sont souvent des lieux de déversement de haine, où les féministes sont attaquées. Cet exemple montre qu’ils peuvent aussi être des espaces d’auto-défense. 

Certains gouvernements appuient-ils les luttes féministes ?

Oui : en Argentine, l’issue de la loi de légalisation de l’IVG est incertaine mais le soutien du pouvoir exécutif est nouveau et décisif. En Tunisie, l’appui du pouvoir politique pour adopter la loi contre les violences faites aux femmes ou celle sur l’égalité dans l’héritage a rendu ces avancées possibles. Mais ces évolutions sont surtout liées à des luttes qui instaurent un rapport de force et mettent le pouvoir politique face à ses responsabilités. Cette nouvelle vague féministe pose aussi la question du changement politique de manière globale, même dans des contextes de dictature. En Ouganda, la militante féministe Stella Nyanzi a fait plusieurs séjours en prison pour avoir « offensé » le président Yoweri Museveni. Cette voix féministe radicale, même isolée, sème à elle seule l’effroi dans les cercles dirigeants.

Ces mobilisations trouvent-elles un écho en Amérique du Nord ou en Europe ?

Il y a des résonances. L’idée que les féminicides ne relèvent pas de problématiques intimes mais d’un fait social s’est affirmée en Amérique latine bien avant de faire son chemin en Europe. Le rôle des réseaux sociaux change notre manière d’appréhender les luttes : les images de performances ou de prises de parole à l’autre bout du monde nous parviennent quasi instantanément. La montée des luttes pour l’égalité participe de cette dynamique globale de contestation d’un système qui perpétue l’oppression et les dominations, la domination patriarcale en particulier.

Comment voyez-vous l’aboutissement de ces luttes ? Une amélioration de certaines situations est-elle possible ?

Il y a des régressions, en particulier en Europe, sur le droit à l’IVG par exemple. C’est le cas en Pologne. Mais je crois foncièrement à une dynamique du progrès. En Algérie, légalement, les femmes restent mineures à vie, mais la loi est complètement dépassée par les pratiques sociales. Les femmes représentent 65 % des diplômées de l’enseignement supérieur, elles investissent massivement le marché du travail, elles occupent l’espace public comme elles ne l’ont jamais occupé. 

Les luttes féministes s’articulent à d’autres combats et transforment les sociétés avant même que l’égalité puisse être inscrite dans la loi. Il y a donc de quoi être optimiste.  

Publié le 07/04/2020 - CC BY-NC-SA 4.0