Interview

Appartient au dossier : Cinéma du réel 2021

Les films de René Vautier restaurés
Entretien avec Moïra Chappedelaine-Vautier

Cinéma - Sciences et techniques

© MOIRA CHAPPEDELAINE-VAUTIER

Depuis 2012, Moïra Chappedelaine-Vautier restaure le fonds cinématographique de son père René Vautier. Elle offre ainsi une nouvelle vie à des films menacés de disparition.
À l’occasion des Rendez-vous européens du documentaire de patrimoine 2021, qui se tiennent dans le cadre du Cinéma du Réel, découvrez les étapes de cette vaste opération de restauration.

Pourquoi avez-vous choisi de restaurer le film Marée noire, colère rouge ?

De manière générale, le corpus Vautier est un peu compliqué à appréhender : René Vautier a tourné beaucoup de films en 16 mm, souvent dans l’urgence, en particulier les films tournés en Algérie, en Afrique, certains sans numéro de visa, d’autres censurés en France et pas toujours conservés dans de bonnes conditions… Une partie des archives personnelles de René a même été vandalisée en 1985 à la suite d’un procès qui l’opposait à Jean-Marie Le Pen. J’ai donc entamé un travail de restauration afin de préserver le fonds Vautier. 

La restauration de Marée noire, colère rouge entre dans ce projet plus vaste de restauration des films de mon père. J’ai restauré plusieurs de ses films depuis 2012, en commençant par le plus connu, Avoir vingt ans dans les Aurès, que je souhaitais valoriser au moment du cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie. Ensuite, j’ai continué la restauration de tous les longs métrages pour lesquels j’avais accès au négatif. J’ai commencé par les longs métrages de fiction, puis les longs métrages documentaires. La restauration de Marée noire, colère rouge, est en cours chez Éclair Classics. Le film raconte le naufrage du pétrolier l’Amoco Cadiz qui s’est échoué au large de la pointe Finistère le 16 mars 1978 et qui a déversé 230 000 tonnes de pétrole sur les côtes bretonnes. Le film relate la gestion de cette crise sanitaire par les pouvoirs publics, et les mensonges relayés par les médias d’information à quelques jours des élections législatives de mars 1978. Travailler sur ce film actuellement a une résonance particulière compte tenu de la crise sanitaire que nous vivons. 

Un marin verse un seau de pétrole dans une cuve.
Photgramme non étalonné du film Marée noire, colère rouge © Ciaofilms – René Vautier

Être la fille de René Vautier change-t-il votre approche de la restauration ?

Cela ne change pas fondamentalement ma perception du travail, mais il revêt une importance particulière. C’est mon héritage et je veux que ma fille et les jeunes générations puisse voir ces films dans de bonnes conditions. La notion de transmission était fondamentale dans la vision du rôle de cinéaste de René. J’ai pu travailler avec René dans les dernières années de sa vie, ce qui m’a aidée pour remonter le fil des choses et pour choisir des interlocuteurs pertinents pour chacun des films. En outre, cela m’a fait entrer dans un univers que je ne connaissais pas vraiment : celui de la pellicule, que je découvre avec appétit. C’est une chance de travailler sur un corpus physique – et non pas numérique. Il y a quelque chose de quasiment charnel dans la relation qu’on entretient avec les films, même s’ils sont très dégradés. 

J’ai une affection pour toutes les blessures de ces films, parce que je sais que ces déchirures racontent une histoire, et qu’elle est parfois tout aussi intéressante que le film lui-même. Bien entendu, on ne peut pas laisser les films dans cet état parce qu’ils sont vraiment très abîmés. Mais il faut avoir une certaine tolérance technique : je ne veux pas des films parfaits techniquement parlant, leur fabrication a répondu à une urgence, un besoin immédiat de diffusion. Et les quelques défauts techniques qui restent sur la pellicule racontent aussi cette histoire. 

Comment s’est déroulée la partie technique de la restauration de Marée noirecolère rouge ?

Pour Marée noirecolère rouge, il y avait deux éléments : une pellicule inversible 16 mm chez Éclair (société de restauration et de conservation de films, devenue L’image retrouvée) et le négatif, la copie personnelle de René, conservée à la Cinémathèque de Bretagne, qui était mon élément de référence. Éclair, après avoir scanné le négatif, me dit que la durée des deux éléments ne correspond pas, le négatif étant plus court de huit minutes. Commence le travail d’enquête. Éclair fait un comparatif entre les deux éléments et je me rends compte que ce n’est pas une bobine qui a disparu, comme c’est généralement le cas, mais des cuts de montage. Cela veut dire que le négatif a été remonté par je ne sais pas qui, sans doute pour le vendre à la télé, et qu’il nous manque des bouts du négatif. Donc pour restaurer le film, je dois mélanger deux éléments et les faire correspondre pour arriver à récupérer la version longue qui est la version originale.

Deux état d'une même image avant et après restauration
Deux états de la même image. Les photogrammes du film sont non étalonnés. © Ciaofilms – René Vautier

L’enjeu maintenant, c’est de mélanger ces deux sources différentes – le scan du négatif et le scan de la copie – et de le rendre le moins visible possible pour l’œil du spectateur. Actuellement nous en sommes à cette étape. Je sais que nous arriverons à un résultat satisfaisant, car les moyens techniques dont nous disposons nous permettent vraiment d’obtenir des résultats incroyables. 

Combien êtes-vous êtes à travailler sur ce projet ?

Éclair suit un processus par étapes : on scanne, on vérifie la conformité, on nettoie le négatif… C’est assez magique d’ailleurs, avec des algorithmes qui savent distinguer les tâches de l’image de celles liées à l’usure. Une fois que la conformité est faite, que le négatif est nettoyé, on commence le travail sur l’étalonnage. Parallèlement, la restauration du son est faite. Tout ça, c’est un processus assez long, qui peut durer six mois, si tout se passe bien… Mais en général, même pour un film où je me dis que ça va être facile, je suis plutôt autour d’un an à un an et demi. 

C’est la société Ciaofilm, dont je suis gérante, qui porte les projets de restauration auprès des institutions qui soutiennent ce programme, en particulier le CNC et la Cinémathèque de Bretagne. Et au sein de Ciaofilm, j’ai la chance de travailler avec Jean Coudsi, l’un de mes associés, qui est étalonneur (et ancien chef opérateur). Nous formons une équipe hyper complémentaire : quand je vois des images, j’ai des sensations qu’il arrive à traduire en termes techniques. Et cette étape est fondamentale pour le travail d’étalonnage. 

Pour la restauration de Avoir vingt ans dans les Aurès, tourné en 1972,  j’avais travaillé avec Pierre William Glenn à l’étalonnage, immense chef opérateur qui a commencé sa carrière dans les années soixante-dix. Il avait tourné avec les mêmes pellicules et les mêmes caméras, donc il comprenait d’autant mieux les intentions de réalisation initiales … C’est important pour moi d’avoir un chef opérateur pour valider les directions qu’on prend, parce qu’on peut vraiment changer la couleur d’un film à l’étalonnage, et du coup ses intentions artistiques.

L’étalonnage d’un film, ce sont les couleurs, les contrastes… Quand les bobines sont abîmées, souvent les couleurs ont passé, tout est plat. L’étalonnage permet de rattraper ça tout en gardant les couleurs de l’époque. Et de redonner au film son harmonie et son relief. La texture du 16 mm fait aussi partie du charme du film. L’étalonnage est une étape cruciale, et c’est assez fascinant de voir à quel point les images revivent. C’est particulièrement émouvant pour moi. J’ai restauré Avoir vingt ans dans les Aurès avec René, mais pour les autres films que j’ai restaurés, il était décédé. Et il y a quelque chose d’assez magique à le revoir quarante ans plus tôt, à retrouver son timbre de voix alors que le son du film était complètement bouché…

Quelles sont les perspectives de sortie pour la version restaurée de Marée noire, colère rouge ?

Avant la fin de l’année 2021, nous devons éditer avec la coopérative audiovisuelle Les Mutins de Pangée un coffret sur le modèle du coffret « René Vautier en Algérie », autour des films tournés dans le Grand Ouest. Avec Marée noire, colère rouge, on trouve dans le coffret Quand les femmes ont pris la colère. Tourné en 1976-77, ce film parle de femmes d’ouvriers en grève depuis des mois, qui vont voir le patron de leur mari et obtiennent une augmentation de salaire et qui sont ensuite accusées de séquestration. On les suit pendant dix-huit mois, durant lesquels on les voit changer, prendre conscience de leur force, de leur poids dans la société, dans leur couple… Il y a aussi un film qui s’appelle Quand tu disais Valéry, sur les ouvriers de Trignac, premier long métrage entièrement tourné par des ouvriers, et une série de courts-métrages que nous avons restaurés. Ces films sortiront en même temps en VoD sur la plateforme CinéMutins.

Nous souhaitons aussi proposer une rétrospective René Vautier en salle parce que ces films sont des objets de débat et c’est ce qui fait leur force. Ils restent d’actualité et méritent d’être rendus accessibles en projection publique. Peut-être en 2022, pour le 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, si les salles ont repris un rythme plus normal ? C’est tout le mal que je nous souhaite ! 

Publié le 17/03/2021 - CC BY-NC-SA 4.0

René Vautier en Algérie

Des maquis des indépendantistes algériens jusqu’à la création du Centre Audiovisuel d’Alger et des ciné-pops, l’Algérie a marqué à jamais la vie d’homme et de cinéaste de René Vautier. Ce coffret rassemble 15 films dont Avoir vingt ans dans les Aurès que les spectateurs pourront découvrir dans une version restaurée.

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