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L’Étranger : une éthique du style
Les mots et leurs fictions 2/3

« Aujourd’hui, maman est morte » : comment la première phrase de L’Étranger d’Albert Camus (1942), fait-elle entrer le lecteur dans l’univers absurde et désespéré dans lequel le héros évolue ? Gérard Berthomieu, spécialiste de stylistique à l’Université de Paris-Sorbonne, nous donne les clés pour le comprendre, et fait de l’art du langage élaboré par les romanciers le sujet d’une master classe en octobre 2019.

Un homme seul se tient immobile dans une pièce sombre. Debout, devant une haute fenêtre, il regarde à l'extérieur mais on ne devine rien à travers les vitres blanches.
Photo by Sasha Freemind on Unsplash [CC0]

La réinvention lexicale et sa puissance d’effet ne sont pas l’apanage des formalistes mais intéressent tout autant les moralistes. « Le révolté, au sens étymologique, fait volte-face » dit Albert Camus dans L’Homme révolté. Recréée, la révolte n’est plus un concept abstrait, elle incarne l’éthique, elle donne corps à un geste symbolique qui sera inlassablement remis en scène, depuis Sisyphe revenant vers son rocher comme on « se retourne sur sa vie » pour ne pas refuser de connaître sa finitude, jusqu’à La Chute, exemple d’une perversion de la révolte : Clamence, le protagoniste du récit, aux premières alertes de sa déchéance, fait volte-face, mais en se détournant de l’échec au lieu de l’affronter.

La potentialisation de l’expression est d’autant plus saisissante dans une œuvre comme L’Étranger qui ressortit à un degré zéro de l’écriture. La symbolisation est alors confiée aux usages les plus plats. Ainsi d’« Aujourd’hui », qui ouvre le récit. Si x dit à y « Aujourd’hui, z est mort », on ne peut savoir hors situation si l’information à transmettre est la mort, sa date, ou les deux. S’il s’agit de la date, il faut ou l’extraire (« C’est aujourd’hui que… »), ou placer l’adverbe à la fin, lieu régulier du prédicat (« Il est mort aujourd’hui »). Toute la leçon de L’Étranger est condensée dans le fait qu’« Aujourd’hui » ne pouvait pas être énoncé en fin de phrase. Car alors, aujourd’hui ne se concevrait plus sans l’opposition à demain, sans la perspective de l’avenir, sans l’anticipation du terme, sans la mort. 

D’une telle conscience, celle de la révolte contre l’absurde lucidement affronté, Meursault n’aura la révélation qu’à la veille de son exécution. Elle lui est étrangère dans les premières lignes du roman, lui qui vit, dit Le Mythe de Sisyphe, dans l’indifférence « d’un oubli enfantin ». On saisit ainsi ce que peut être une éthique du style, si chère à Camus : opposer au non-sens de l’absurde ce qui démesure le pouvoir de signifier, et à la nécessité subie, l’ordre nécessaire que ma langue crée.

Gérard Berthomieu

Publié le 01/10/2019 - CC BY-SA 4.0

Sélection de références

L'Étranger

Albert Camus
Gallimard, 1989

Meursault, « étranger » au monde et aux autres, ne semble affecté par rien. Mais son indifférence et l’absurdité de son comportement le conduisent irrémédiablement vers le drame et vers sa propre fin. Ce roman, publié pour la première fois en 1942, est considéré comme emblématique de la philosophie de l’absurde, théorisée par Albert Camus.

À la Bpi, niveau 3, 840’’19’’CAMU 4 ET

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