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Appartient au dossier : Plongée littéraire dans le réel

Écrire en immersion : les preuves du réel

Dans le cadre du festival Effractions, Balises vous propose de découvrir quelques romans qui réinventent le récit en immersion, à l’heure où les nouvelles technologies transforment le rapport au réel et où l’objectivité de l’écrivain est remise en question.

Séjour sur le terrain, recueil de témoignages, dépouillement d’archives… Du Naturalisme au Nouveau Journalisme, les écrivains ont élaboré des méthodes pour s’immerger au cœur de situations ou de groupes sociaux afin d’en tirer des œuvres aussi fidèles à la réalité que possible. Ces approches sont aujourd’hui remises en question par des auteurs attentifs à inventer de nouvelles démarches documentaires et à redéfinir les fonctions du récit et la place de l’écrivain dans les romans du réel.

Emmanuel Carrère devient une figure tutélaire des nouvelles formes de récit en immersion en écrivant L’Adversaire (2000), roman dans lequel il se met lui-même en scène en tant qu’auteur-enquêteur. Renouvelant la recherche documentaire, Charlie Buffet s’immerge quant à lui dans les nouvelles technologies en adossant La Vérité sur Robinson et Vendredi (2014) à de longues heures de navigation sur Internet, tandis que Christine Montalbetti questionne des archives vidéo pour conter une mission spatiale dans La Vie est faite de ces toutes petites choses (2016). De son côté, Joseph Andras propose, avec Kanaky (2018), une réflexion sur l’histoire, en partant collecter des témoignages qui livrent un regard singulier sur Alphonse Dianou, indépendantiste kanak. Son objectif, à rebours des discours officiels : transmettre la parole des vaincus.

Publié le 17/02/2020 - CC BY-SA 4.0

Sélection de références

L'Adversaire

Emmanuel Carrère
POL, 2000

En 1993, Emmanuel Carrère a déjà publié sept romans quand il est frappé par la couverture médiatique de l’affaire Jean-Claude Romand. Cet homme de trente-neuf ans a vécu une double vie, prétendant qu’il était médecin à l’Organisation mondiale de la santé alors qu’il était sans emploi. Le mensonge, initié durant ses études, est devenu une spirale sans issue, dont Romand ne s’est sorti qu’en assassinant sa famille.

Plutôt que d’écrire une fiction à partir des récits journalistiques du fait divers, Emmanuel Carrère décide de rencontrer Jean-Claude Romand. Il lui explique dans une lettre sa démarche, qui continue d’influer sur tout un « nouvel âge de l’enquête » comme le définit Laurent Demanze. La particularité des livres du réel d’Emmanuel Carrère est de placer l’auteur au centre, le considérant à la fois comme réceptacle sensible – il s’identifie à son sujet – et comme moteur narratif : la recherche et l’écriture deviennent elles-mêmes des enjeux du récit, parallèles aux faits évoqués.

Emmanuel Carrère publie les lettres échangées avec le meurtrier, se met en scène sur les lieux du crime ou à la cour d’assises. Surtout, il évoque ses doutes face à une démarche que certains taxeraient de voyeurisme. Ce point de vue ouvre en France une sorte d’« ère du soupçon » dans le récit d’immersion. En le choisissant, Carrère se place sciemment à l’opposé d’un Truman Capote dont le récit De sang-froid est, au départ, son modèle d’écriture. Capote, engagé malgré lui dans une relation déséquilibrée avec les meurtriers sur lesquels il enquête, choisit in fine de s’effacer du récit pour ne garder qu’une narration distanciée à la troisième personne. À l’inverse, Carrère fait de son engagement dans les événements un élément de justification, une marque d’honnêteté et d’humilité.

C’est précisément l’apparition dans le récit de la première personne et de sa subjectivité qui assure la véracité des faits et permet de faire la part des choses entre ressenti et reconstitution objective. De Philippe Jaenada à Emmanuelle Pireyre ou Ivan Jablonka, nombre d’écrivains-enquêteurs choisissent aujourd’hui cette posture. En dévoilant les coulisses de l’écriture et les conditions de l’enquête, elle leur permet d’établir un pacte de lecture plus sincère avec le lecteur.

À la Bpi, niveau 3, 840”19” CARR.E 4 AD

La Vérité sur Robinson et Vendredi

Charlie Buffet
Paulsen, 2014

Charlie Buffet a navigué sur le web afin de retrouver le véritable Robinson Crusoé. La littérature a transformé en mythe l’aventure extraordinaire vécue au 17e siècle par Alexander Selkirk, un corsaire écossais. L’auteur s’en tient aux documents d’époque qu’il repêche en ligne, mettant bout à bout les différents témoignages pour renouer les fils de l’histoire. Il espère ainsi attraper un peu de la vérité des faits à l’origine du roman de Daniel Defoe. Cette vérité, il veut l’entendre dans la parole des marins qui ont pour tradition et devoir de consigner les faits dans un journal de bord.

Le principal enseignement que retire Charlie Buffet de son immersion dans le cyberespace, c’est qu’Alexander Selkirk n’a jamais rencontré aucun être humain durant les quatre ans vécus sur l’île Mas á Tierra : il a eu pour seule compagnie des chèvres, des chats, des rats et des lions de mer. Pour échapper à la folie, il a cultivé son système de représentation en s’adonnant à la lecture de La Bible, ce qui n’était sans doute pas à son programme lorsqu’il a décidé de s’aventurer au bout du monde. Car Charlie Buffet a mis la main sur un lien hypertexte pointant vers un extrait des registres paroissiaux de Largo, minuscule port de pêche où est né Alexander Selkirk. Sa lecture nous invite à penser que le modèle réel du personnage de Robinson était un adolescent rebelle au carcan familial et au contrôle de la communauté presbytérienne de Largo.

Aujourd’hui, Alexander Selkirk tiendrait son blog depuis son île déserte à destination des internautes, ces navigateurs que nous sommes devenus sur l’océan de l’information mondialisée. Charlie Buffet y a cherché l’île Mas á Tierra. Une telle requête renvoie vers l’île Robinson Crusoé : le gouvernement du Chili l’a rebaptisée ainsi. C’est une autre île, non loin, qui a été nommée Alexander Selkirk, alors qu’il n’y a jamais posé le pied. Au terme de son odyssée virtuelle, Charlie Buffet constate donc que la fiction a gagné. Mais le langage, bien qu’indispensable à la perception du réel, offre-t-il autre chose qu’une oasis de fiction ?

À la Bpi, niveau 3, 840″20″ MONT 4 VI

La Vie est faite de ces toutes petites choses

Christine Montalbetti
POL, 2016

Le 21 juillet 2011, la navette spatiale américaine Atlantis décolle pour son dernier voyage. À son bord, le capitaine Christopher Ferguson mène ses coéquipiers Douglas Hurley, Rex Walheim et Sandra Magnus vers la Station spatiale internationale. Cinq ans plus tard, Christine Montalbetti raconte cette mission dans La Vie est faite de ces toutes petites choses, ouvrage qui relève d’un protocole d’immersion singulier.

Fondé sur les milliers de photos et les heures de vidéo dont a fait l’objet la mission Atlantis, le travail de Christine Montalbetti est avant tout un jeu d’interpolation et de transposition à partir de ces rushes bruts : aucun débordement dans le domaine de la fiction n’est envisagé. Bien au contraire, au cours du processus d’élaboration du roman, dont les coulisses nous sont progressivement dévoilées, l’autrice se le jure : « je m’appliquerai à ce que tout soit vertigineusement exact ». Une contrainte épineuse pour une romancière dont la pratique relève habituellement de la fiction et dont le style sinueux épouse librement un flux de pensée enclin à la rêverie et à la digression.

Il en résulte un récit d’immersion paradoxal qui s’attache au moindre geste des sujets qu’il observe sans être partie prenante de leur aventure. Jouant de cette double distance, Christine Montalbetti interroge son propre rapport au réel en tant qu’autrice de fiction, et le regard inévitablement déformant qu’implique un récit, fût-il en immersion totale. La vidéo permet-elle une adéquation parfaite avec le réel dans la mesure où, comme une vitre sans tain, elle permet à l’observatrice de scruter ses sujets sans troubler leur comportement ? Est-elle au contraire un succédané de réalité, voire un miroir aux alouettes sur lequel se reflètent les fantasmes ? Si Christine Montalbetti ne tranche jamais, son écriture qui fait la part belle aux sauts temporels, aux adresses au lecteur et aux réflexions personnelles prouve qu’en dernier ressort c’est bien l’écrivain qui, comme un monteur de cinéma, maîtrise le temps et le ton du récit.

À la Bpi, niveau 3, 840″20″ MONT 4 VI

Kanaky : sur les traces d'Alphonse Dianou

Joseph Andras
Actes Sud, 2018

Dans Kanaky, Joseph Andras revient sur l’histoire coloniale française en Nouvelle-Calédonie, et particulièrement sur la prise d’otages de la grotte d’Ouvéa. Menée par un groupe d’indépendantistes kanak durant le printemps 1988, à quelques jours de l’élection présidentielle et d’un scrutin régional, cette action, souhaitée pacifique, s’achève sur une intervention militaire et un bain de sang. Deux soldats français et dix-neuf militants kanak perdent la vie durant l’opération. À sa tête, se trouve Alphonse Kahnyapa Dianou, ancien séminariste de vingt-huit ans, actif au sein du FLNKS, le Front de libération nationale kanak et socialiste.

Joseph Andras cherche à dépasser le storytelling entourant Dianou, à découvrir qui il était et ce qui s’est véritablement passé en mai 1988. Chrétien ou communiste ? Pacifiste convaincu ou terroriste ? L’auteur passe trente mois à collecter les pièces du puzzle. Il part à deux reprises en Nouvelle-Calédonie sur les traces des mouvements anti-coloniaux, à la rencontre des proches et des anciens compagnons de lutte d’Alphonse Dianou.

Kanaky est également une réflexion sur le pouvoir de la littérature. Joseph Andras ne se reconnaît pas comme écrivain-voyageur, considérant le temps passé en Nouvelle- Calédonie comme une possibilité de collecter des voix rarement entendues. Il souhaite livrer avec Kanaky une autre version de l’histoire – celle des perdants – alors que les livres publiés jusqu’alors sur le sujet proposaient la même vision des événements. Joseph Andras déclare dans un entretien pour Diacritik : « mon travail a, ici, consisté à écouter les gens puis à restituer ce qu’ils avaient à dire, et n’avaient pas toujours eu l’occasion de dire. À essayer de mettre un peu d’ordre dans des récits éclatés, des narrations contradictoires. »

Comparant son rôle à celui d’une courroie, l’auteur garde à l’esprit la nécessité de « ne pas se servir de l’Histoire pour sa petite tambouille littéraire », comme il l’explique sur France Culture. Assumant sa partialité, Joseph Andras cherche à définir sa place en tant qu’écrivain, quelque part entre le journaliste, l’historien, le militant et le poète, utilisant les outils des uns et des autres au service d’une littérature engagée.

À la Bpi, niveau 3, 840’’20’’ ANDR.J 4 KA

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