Article

Le Locataire : le lieu de la fiction
Les mots et leurs fictions 3/3

« Nous volons dans un ciel à chaque porte plus ouvert » : dans le poème Le Locataire paru en 1958, Philippe Jaccottet fait surgir des mots un lieu singulier, habité par les lecteurs. Gérard Berthomieu, spécialiste de stylistique à l’Université de Paris-Sorbonne, évoque la manière dont l’écriture littéraire invente des espaces, et fait de l’art du langage élaboré par les romanciers le sujet d’une master classe en octobre 2019.

Des portes ouvertes en enfilade, se suivent dans un long couloir - ou peut-être s'agit-il d'un enchainement de pièces vides. Le sol et les murs sont peints en blanc, de même que l'encadrement des portes - sauf une porte bordée de noir.

Si tout mot d’ordre est au départ la clef d’une sémiotique personnelle, sa portée s’élargit quand il devient le maître-mot d’un courant artistique, voire d’un âge de la littérature. Ainsi du mot lieu, déjà croisé avec Gracq. Il n’est guère d’écrivain, quels que soient l’esthétique et le genre adoptés, qui depuis plus d’un siècle n’ait interrogé ce mot, et n’ait fait de lieu, ou de ses dérivés, comme lieu-dit, le signe même de l’acte littéraire dans sa modernité.


La littérature dit en effet le lieu, puisque elle ne reproduit pas ce qui lui préexiste mais fait exister, par sa seule diction, la fiction d’un espace. Lieu dit puisqu’elle ne peut redire des lieux communs (topoï), et doit repenser les ressorts d’une expressivité du dire. Lieu dit enfin, puisque l’espace qu’elle ouvre n’est pas celui que la logique a redressé. C’est celui dont le dire traduit les leçons immédiates de la perception et les libres désirs de l’imagination, qui seuls atteignent « ce point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le haut et le bas, cessent d’être perçus contradictoirement », disait André Breton.

Le poète Philippe Jaccottet fait écho dans sa prose critique à ce principe de non contradiction, définissant le lieu comme un espace élaborant « une mise en rapport de contraires [qui] consonnent », et offrant la saisie « en un clin d’œil d’une combinaison d’éléments ». Cette conception d’une saisie globale de l’œuvre, comme en peinture ou musique, est notamment illustrée, dans le recueil L’Ignorant, par le poème « Le locataire ».

Ce titre est une métaphore de la condition mortelle : n’étant pas propriétaire du lieu passager qui l’héberge, l’homme est pris « entre deux portes ». Le poème ouvre d’abord la première et installe un paysage éthéré où l’on flotte dans la lumière et l’air, comme libéré de la pesanteur, donc de la matière, donc de la mort. L’autre porte referme le poème, qui se clôt par un rituel de mise en terre. Le titre condense ces deux postulations contradictoires, entre lesquelles le détail du texte tissait déjà maints échanges. Qu’est en effet locataire, sinon la fusion de mots qui consonnent (air et terre), la réunion de contraires (haut/bas, vie/mort), et la soudure du tout au locus, la forme savante de lieu ? Un lieu dit, à la lettre et en tous sens.
 

Gérard Berthomieu

Publié le 01/10/2019 - CC BY-SA 4.0

Sélection de références

Œuvres

Philippe Jaccottet
Gallimard, 2014

Ce volume contient le recueil L’Ignorant (poèmes 1952-1956), dans lequel se trouve le poème  « Le locataire ».

À la Bpi, niveau 3, 842 JACC 1

Rédiger un commentaire

Les champs signalés avec une étoile (*) sont obligatoires

Réagissez sur le sujet