Interview

Appartient au dossier : Pasolini, de fable en réel

Mangini et Pasolini, regards croisés
Entretien avec Paolo Pisanelli et Mirko Grasso

Cinéma

Cecilia Mangini, Le Chant des fossés (La Canta delle marane) © Documento Film, Universale Films / Fondo Pier Paolo Pasolini, Archivo Cinema del Reale, 1961

La documentariste italienne Cecilia Mangini (1927-2021) fut une compagne de route de Pier Paolo Pasolini. L’historien Mirko Grasso et le cinéaste Paolo Pisanelli expliquent comment les trajectoires de ces deux artistes anticonformistes se sont entrelacées, alors que plusieurs films de Cecilia Mangini sont diffusés pendant le cycle « Pasolini, Pasoliniennes, Pasoliniens ! » proposé par la Cinémathèque du documentaire à la Bpi au printemps 2021.

Qui est Cecilia Mangini ?

Paolo Pisanelli : Photographe de rue, pionnière du documentaire, critique de cinéma, scénariste, organisatrice de rétrospectives et d’événements culturels, Cecilia a toujours été libre, anticonformiste, inarrêtable. Elle affirmait que l’éthique est aussi importante que l’esthétique. Son cinéma de résistance consiste à filmer les gamins des banlieues, les paysannes, les ouvriers, les boxeurs, à raconter les rites ruraux et populaires en train de disparaître, le fascisme enraciné dans la culture des Italiens… C’est un cinéma politique qui implique le spectateur, le force à se poser des questions et à choisir son camp.

Mirko Grasso : C’est dans cet élan de révélation de la vérité et dans l’engagement humaniste que Cecilia Mangini et Pier Paolo Pasolini partageront des chemins communs au sein d’un courant culturel italien minoritaire, non conventionnel et rebelle.

Le premier film de Cecilia Mangini, Ignorés de la ville (1958), est librement inspiré du livre de Pasolini Les Ragazzi, et elle lui demande d’en écrire le commentaire. Or, le livre de Pasolini avait été dénoncé par la censure en 1955. Comment le documentaire a-t-il été perçu ?

MG : Ce documentaire n’a pas eu la vie facile, il a notamment subi une plainte pour incitation à la corruption de mineur. Cecilia faisait sa première apparition dans le panorama du cinéma, mais Pasolini était un intellectuel connu et contesté, même à gauche. 

PP : Les « ignorés » sont les garçons rebelles des banlieues romaines. Cecilia les a filmés à l’intérieur et à l’extérieur de leurs pauvres foyers : ils fouillent dans des montagnes d’ordures, dorment à dix dans la même pièce, travaillent au marché pour quatre sous et, entre une querelle et un petit larcin, trouvent des moments d’abandon et d’insouciance. Ce n’est pas du cinéma direct, il s’agit de reconstitutions jouées par les vrais personnages : c’est le théâtre de la vie. Le gouvernement démocrate-chrétien et la morale de l’époque ne pouvaient accepter un film si cru et sans préjugés. Il ne rentrait pas dans le cadre stéréotypé de l’Italie de la reconstruction d’après-guerre, ni ne répondait au consumérisme des années soixante.

Cecilia Mangini, Ignorés de la ville (Ignotti alla città) © A. Carella / Fondo Pier Paolo Pasolini, Archivo Cinema del Reale, 1958

En 1961, elle réalise Le Chant des fossés. Pasolini en écrit aussi le texte, à la première personne. Comment ont-ils travaillé ensemble ?

MG : Pasolini connaissait profondément les réalités filmées par Cecilia, à la fois celles du sous-prolétariat romain et celles du Sud de l’Italie.

PP : Il regardait les séquences prémontées, puis il demandait à les revoir et prenait des notes. Au bout de quelques jours, il envoyait le texte à Cecilia, qui à chaque fois s’étonnait de tant de rapidité. Ainsi, sans trop de mots, leur amitié a commencé… Le Chant des fossés raconte l’adieu au monde enchanté des marécages, lieux magiques pour les jeunes habitants des immenses banlieues romaines. Les protagonistes sont une bande de gamins qui, avec leurs bagarres, les vols et les agressions, se rebellent contre tous et contre tout. C’est un film tourné comme un poème, réalisé en étroite collaboration avec Egisto Macchi, qui a écrit la musique pour accompagner le texte en romanesco (le patois de Rome) dit par Pasolini. 

En 1964, Pasolini réalise Enquête sur la sexualité. En 1982, Cecilia Mangini et Lino Del Fra réalisent un documentaire auquel ils donnent le même titre et qui reprend le même principe, questionner les Italiens sur l’amour, la sexualité … D’où leur est venue cette envie ?

PP : Enquête sur la sexualité était un portrait de l’Italie des années soixante mené par Pasolini, micro à la main. Vingt ans plus tard, le potentiel de cette singulière enquête était encore explosif. Je dirais même que, sur certains sujets tels que la virginité, l’homosexualité, la pornographie, l’avortement… les stéréotypes et les tabous des Italiens émergeaient de façon surprenante. C’est pourquoi Cecilia Mangini et son mari, Lino Del Fra, jugeaient important de continuer le voyage entrepris par Pasolini.

MG : Je crois que cela tient en partie au besoin de Cecilia Mangini de comprendre le déclin du monde paysan et la fin de la famille patriarcale. C’est l’un des fils conducteurs de ses œuvres, ainsi que de celles de Lino Del Fra.

En 1962, Cecilia Mangini réalise avec son mari et Lino Micciché un film d’archives qui raconte la montée du fascisme et les années de dictature mussolinienne, All’armi siam fascisti. En 1963, Pasolini réalise La Rage, film d’archives sur les utopies des révolutions menées par les peuples. Coïncidence ou volonté commune de dévoiler par les archives des vérités historiques ?

MG : Peut-être les deux. Il ne faut pas oublier le contexte italien de l’époque : le débat sur le retour d’une politique réactionnaire après les actions du gouvernement Tambroni en 1960, les quarante ans passés depuis la marche sur Rome de Mussolini, la naissance du centre-gauche et son passage au gouvernement. Pasolini et Mangini ont voulu enquêter à un moment où certains nœuds de l’histoire la plus récente réapparaissaient sous des formes différentes.

PP : Je crois que les deux films constituent, chacun à sa manière, une dénonciation marxiste de la société de l’époque et de son fonctionnement. Il s’agit de réflexions à propos de la culture et de la politique italiennes et de leur perpétuelle origine catholique et fasciste. Ces deux documentaires peuvent être considérés comme des essais filmés qui utilisent des images du passé pour raconter le présent et aller vers un avenir plus souhaitable.

MG et PP : Cecilia a longuement réfléchi sur la relation qui la liait à Pasolini. « En me tournant vers lui, expliquait-elle, je n’ai fait que lui offrir ses uniques objets d’amour : d’abord sa mère, accablée, tout comme les femmes du Salento, par le deuil irréparable de la perte d’un fils, tué lors de la guerre de résistance, et surtout ses ragazzi di vita, qui s’offrent avec une vitalité authentique et violente – une vitalité désespérée, aurait-il dit. Pour ces objets d’amour, probablement avec la liberté de pouvoir s’exprimer à travers la réalisation, il me semble qu’il a mis en jeu le meilleur de lui-même. »

Traduction de l’italien par Marina Mazzotti

Publié le 29/03/2021 - CC BY-NC-SA 4.0

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