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Appartient au dossier : Handicaps et mobilisations collectives

Handicaps et mobilisations collectives #1 : une manifestation de jeunes aveugles en 1939

En mai 1939, de jeunes aveugles manifestent à Paris pour défendre leur accès à l’enseignement et à l’emploi. Que révèle cette action de l’histoire des personnes handicapées et de leurs mobilisations collectives ? C’est ce qu’explique l’historien Gildas Brégain, chargé de recherches au CNRS et à l’École des hautes études en santé publique, à l’occasion du cycle « Handicaps : une vie à part ? » proposé par la Bpi au printemps 2023.

Photographie en noir et blanc : une dizaine d'hommes et jeunes garçons, debout à gauche et au fond, observent, debout à droite, quatre jeunes hommes aveugles manifestant devant une grille. Ils portent chacun une canne blanche et une triple pancarte formant un triangle au-dessus de leur tête, sur leur torse et sur leur dos, sur laquelle on distingue les mots « On sabote l'œuvre de Louis Braille ».
Manifestation de jeunes aveugles contre l’interdiction de candidater à des postes de chef ou sous-chef d’atelier à l’INJA, Paris, 4 mai 1939. Collections Musée Valentin Haüy – Paris, tous droits réservés.

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« Cette photographie a été prise le 4 mai 1939 devant l’Institut national des jeunes aveugles (INJA), à Paris. Les quatres manifestants, non-voyants, dénoncent un arrêté paru quelques semaines plus tôt : ce texte les empêche de concourir au poste de sous-chef d’atelier au sein de l’INJA, donc d’enseigner eux-mêmes à des élèves aveugles. On distingue, sur leur pancarte, l’inscription “On sabote l’œuvre de Louis Braille”, en référence à l’inventeur de cette méthode de lecture et d’écriture au début du 19ᵉ siècle. Ces protestataires inscrivent ainsi leur action dans une longue temporalité, et soulignent que la mesure adoptée en 1939 est un non-sens qui va à l’encontre des intentions de Braille : éduquer pour élargir les possibilités d’emploi.

Il s’agit donc d’une manifestation d’étudiants aveugles pour conserver l’accès à des postes d’enseignement dans les ateliers, dans un contexte d’éviction progressive des personnes aveugles, sourdes ou infirmes de certains métiers et de l’emploi public – en particulier dans l’enseignement spécialisé et dans l’enseignement secondaire et supérieur. Cette accentuation des discriminations est liée à des préjugés qui remettent en cause leurs compétences – les aveugles ne seraient pas en capacité de surveiller les élèves – mais aussi à des relents d’eugénisme nourris par la crise économique de 1929. Dans ces discours, les personnes jugées peu productives sont considérées comme des charges, et donc indésirables pour la nation.

Ces quatre hommes défendent aussi l’accès des jeunes aveugles à une instruction gratuite et obligatoire, car les enfants aveugles, tout comme les enfants sourds, ne bénéficient pas de la loi du 28 mars 1882 sur l’enseignement primaire obligatoire. La majorité des enfants sourds ou aveugles fréquentent donc des écoles congréganistes, auxquelles s’ajoutent quelques rares écoles publiques comme l’INJA. Dans cette institution parisienne payante, les élèves dont les familles ne peuvent payer les frais d’inscription peuvent obtenir des bourses du département et de la municipalité. La revendication du droit à l’instruction gratuite et laïque pour les enfants aveugles et sourds existe depuis plusieurs décennies, mais prend de l’ampleur au début des années 1930 à l’occasion du cinquantenaire de la loi de 1882.

Plus largement, la scène photographiée est caractéristique des mobilisations de personnes infirmes pendant l’entre-deux-guerres, par plusieurs aspects. D’une part, il s’agit d’une manifestation pacifique et portée par une petite minorité d’individus, à l’image de nombreuses actions menées par des aveugles, des sourds ou des infirmes civils – alors que les mobilisations de mutilés de guerre rassemblent plusieurs centaines d’hommes. D’autre part, tous les participants sont de sexe masculin : à l’époque, les femmes infirmes ne se joignent que très rarement aux actions protestataires, probablement à cause du refus des leaders militants de les y intégrer.

Mentionnée par plusieurs journaux malgré le faible nombre de participants, la manifestation du 4 mai 1939 ne sera toutefois pas suivie d’effets sur le plan juridique. L’arrêté dénoncé n’est annulé qu’en juillet 1943. En parallèle, un décret signé en 1942, et en vigueur jusqu’en 1959, écarte de l’enseignement secondaire les candidats jugés malades ou infirmes, dont les aveugles de naissance. »

Publié le 06/03/2023 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

Pour aller plus loin

Handicap, histoire et politique au XXᵉ siècle | handipol.hypotheses.org, depuis 2014

Ce carnet de recherches en ligne, dirigé par Gildas Brégain, rassemble de nombreux articles sur l’histoire politique du handicap en France et dans le monde, en français, en anglais et en espagnol. Citons, pour élargir la réflexion sur la manifestation du 4 mai 1939, les billets « Les aveugles et l’emploi au cours de l’entre-deux-guerres » et « Les aveugles, interdits d’enseigner dans l’enseignement spécialisé ! » publiés en 2017 et 2018.

Pour une histoire du handicap au XXᵉ siècle. Approches transnationales (Europe et Amériques)

Gildas Brégain
Presses universitaires de Rennes, 2018

Tiré d’une thèse de doctorat soutenue en 2014, cet ouvrage est consacré à l’histoire des politiques publiques internationales du handicap au 20ᵉ siècle.

Gildas Brégain se penche d’abord sur l’émergence de l’invalidité et de la cécité comme problèmes publics transnationaux au cours de l’entre-deux-guerres et du second conflit mondial. Puis, il étudie les transformations des politiques internationales de l’après-guerre aux années 1980. Il se concentre ensuite sur les politiques du handicap en Argentine, au Brésil et en Espagne : il analyse l’influence des Nations unies et des agences spécialisées, puis la transformation de ces politiques sous les dictatures.

À la Bpi, niveau 3, 365.76(091) BRE et en ligne via OpenEdition

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