Interview

À la confluence des mots et des sons
Entretien avec Arno Bettina et Uriel Barthélémi

Littérature et BD - Musique

Arno Bertina ©Bruno Barlier / Uriel Barthélémi © JC Hanché

Arno Bertina et Uriel Barthélémi, respectivement écrivain et batteur-compositeur, explorent les frontières poreuses entre littérature et musique. Une conversation stimulante sur la créativité, le rythme et l’art de repousser les limites de sa discipline, à l’occasion du festival Bruits blancs que la Bpi accueille à nouveau en décembre 2024.

Propos recueillis par Xavier Loyant, Bpi

Arno Bertina, la musicalité de la langue est-elle un élément central de votre processus d’écriture ?

A. B. : Oui, tout à fait central. Passionné par le jazz dès l’enfance, puis lecteur de François Bon, j’ai découvert en même temps la littérature et les rythmes syncopés. Si mon écriture a une dimension musicale, c’est donc d’abord par ce travail sur le rythme qui m’obsède. Ponctuer à contre-temps, par exemple, permet de multiplier les vitesses et de faire entendre, dans une représentation convenue, quelque chose de bancal, de déstabilisé. Le personnage trop sûr de lui, je le rends claudiquant.

Portait couleur de l'écrivain Arno Bettina
Arnaud Bertina © Bruno Barlier

Uriel Barthélémi, inversement, diriez-vous que votre écriture musicale a une dimension narrative ?

U. B. : En effet, ayant créé beaucoup de musiques dans le domaine du spectacle vivant et avec des artistes contemporain·es, parfois pour des spectacles très abstraits, ma musique peut être très visuelle et devenir le fil conducteur du spectacle. D’un certain point de vue, c’est en suivant cette manière de créer un fil que j’ai commencé à aller vers d’autres médias, pour construire des images ou des espaces basés sur la musique et guidés par elle. La musique étant plus connectée à la scène que ne l’est la littérature, elle me nourrit en étant souvent plus furieuse, libératrice, ou physiquement plus engageante. L’énergie de la scène, j’essaie de la capter lorsque j’écris. Pour cette raison, je suis fasciné par l’improvisation et la recherche d’une forme d’incandescence, comme dans la version de « You don’t know what love is », par Keith Jarret, dans l’album At the Deer Head Inn (1992).

Uriel Barthélémi, avez-vous déjà expérimenté des espaces de rencontre entre une musique et un texte ? Si oui, que retirez-vous de cette expérience ?

U. B.  : Je n’ai pas l’impression d’avoir rencontré un texte, mais plutôt des manières de dire les textes. Je pense qu’il y a des textes écrits pour être dits à haute voix, même sans être des textes de théâtre, et d’autres uniquement pour être lus. Selon le processus de composition et le contexte, j’aime créer un espace sonore qui saura faire apparaître un ou quelques mots. Ce(s) mot(s) serai(en)t traité(s) comme une matière sonore qui apporterait un sens, faisant éventuellement appel à la raison, dans un contexte abstrait, plutôt que de fonctionner en parallèle d’un texte qui peut se porter lui-même.

Le compositeur Uriel Barthélémi jouant de la batterie
Uriel Barthélémi © JC Hanché

Dans le cadre du festival Bruits Blancs, vous allez performer en duo, Arno avec un musicien et Uriel, avec un écrivain. L’idée est que cette performance soit la plus spontanée, la moins répétée possible. Pourquoi avez-vous accepté cette proposition a priori risquée, et comment la préparez-vous ?

A. B. : Soit ces duos doivent être beaucoup préparés, soit pas du tout. L’absence de préparation doit permettre que quelque chose surgisse ou se casse la figure. Dans les deux cas, l’expérience est forte. Servir de rampe de lancement à quelqu’un me semble une ambition valable. Autre motivation, dans mon cas : je connais bien Benjamin De La Fuente. J’aime sa musique, je suis curieux de voir ce qu’il se passera quand nous nous retrouverons à devoir vivre ensemble vingt minutes sur scène. Pour les raisons que je viens de dire, ma « préparation » consistera seulement à choisir un texte qui laisse de la place à l’autre, porté par le désir d’une autre langue à l’horizon (c’est-à-dire un texte peu narratif).

U. B.  : J’aime bien le risque. Si je ne vais pas dans ce sens, j’ai l’impression de faire un job, ce qui pour moi n’a pas d’intérêt, même si j’apprécie également beaucoup les formes traditionnelles ou normées. Pour ma part, j’aime confronter mon langage, mon instrument, mes idées à des situations sensibles, ce qui peut être un peu risqué, mais surtout, peut parfois faire apparaître des instants très forts, comme suspendus, qui ne peuvent pas survenir d’une autre manière, car liés aux notions de mouvement, d’instant et de kaïros [moment opportun]. Pour ce type de performance, je prépare des matières sonores que je peux utiliser et moduler. La batterie/percussion est une grande source de matière sonore pour mon électronique : je la mets en boucle de multiples manières et la fais passer par des traitements simples, mais jouables en temps réel, puis je marie ses timbres aux sons électroniques. J’essaie d’être dans une disposition mentale d’écoute et de proposition très réactive.

Et pour donner envie à nos lecteur·rices d’approfondir ces questions, quel·les sont selon vous les écrivain·es et les musicien·nes qui ont su le mieux tisser des liens féconds entre leurs disciplines respectives ?

A. B. : Un exemple connu : Jack Kerouac et le jazz (notamment Blues and Haïkus, 1959). Plus proches de nous : François Bon et le violoniste Dominique Pifarély. En ce moment, Rubin Steiner multiplie les collaborations avec des autrices et des auteurs.

U. B.  : Des rappeurs comme Genius/GZA, du Wu-Tang, ou à un endroit plus obscur et plus récent Iceboy Violet, par exemple, ont su créer des mondes sonores magnifiques, qui correspondent tellement bien à leur propos, leur flow et leur identité que ça en devient saisissant. Certains poètes sonores sont arrivés à un endroit incroyable et très sensible de mutation du mot (et donc du sens littéraire) en son et vice-versa. La plupart des artistes du label Erratum musical records sont pour moi vraiment intéressant·es de ce point de vue. Dans une zone très différente, j’aime beaucoup le maloya d’Ann O’aro, où la correspondance de la musique, de la voix et du sens est très forte également.

Publié le 02/12/2024 - CC BY-NC-SA 4.0

Pour aller plus loin

Festival Bruits Blancs #14

Le festival Bruits Blancs est un temps de rencontres artistiques fondé sur l’expérimentation, la création musicale, audiovisuelle ainsi que la création littéraire.

Rencontre avec Arno Bertina, Effractions 2020 | Bibliothèque publique d'information sur Youtube

Arno Bettina était invité à la première édition d’Effractions (27 février au 1er mars 2020), le festival de littérature contemporaine qui met en lumière des auteur·rices qui font l’actualité littéraire et dont les œuvres donnent matière à penser le lien entre littérature et réel. Il s’exprimait sur son ouvrage L’Âge de la première passe, qui fait suite à une expérience d’atelier d’écriture avec des lycéen·nes du Congo Brazzaville.

Musique du son, musique du verbe

Marcel Beaufils
Klincksieck, 1994

Une question d’esthétique musicale est soulevée : la dialectique mystérieuse qui lie l’expression musicale au langage parlé, qui couvre toute l’histoire de notre culture, du drame grec à l’époque contemporaine de sa rédaction.

À la Bpi, niveau 3, 780.22 BEA

Musique et littérature

Aude locatelli (dir.)
Presses universitaires de Provence, 2020

Musique, littérature, théâtre, opéra, loin de s’ignorer, ces domaines de l’activité artistique s’inspirent mutuellement, échangent et partagent des thèmes et des procédés. Plus qu’une simple référence, la citation (musicale en littérature, littéraire en musique) est un apport fécond. Venus des mythes, les dieux habitent le monde de l’opéra, le parlé devient chanté dans un même élan poétique et, suprême synesthésie, la musique est image.

Rédiger un commentaire

Les champs signalés avec une étoile (*) sont obligatoires

Réagissez sur le sujet