Appartient au dossier : Harutyun Khachatryan, cinéaste de la vérité
La musique arménienne porteuse d’un héritage millénaire
Il est un instrument qui, a lui seul, évoque toute la musique d’un pays : le duduk arménien. Une flûte à la croisée des influences orientales et occidentales, que tout le monde a déjà entendu sans le savoir. À l’occasion de la rétrospective du réalisateur arménien Harutyun Khachatryan que la Cinémathèque du documentaire par la Bpi organise du 9 octobre au 13 novembre 2025, Balises s’intéresse à ce qui compose le répertoire de la musique arménienne, ainsi qu’à sa transmission à travers les générations et les migrations.
L’Arménie est un pays millénaire marqué par les conflits et les exils. Sa diaspora, qui dépasse de plus de quatre fois le nombre de résident·es, a d’autant plus besoin de maintenir ses liens avec une identité commune et persistante. Les scènes de repas, d’enterrements ou de mariages sont autant d’images de cet héritage immémorial que le cinéaste Harutyun Khachatryan montre dans ses films. Sa volonté de capturer une transmission par delà la mort transperce par l’intérêt qu’il porte à filmer les artistes et leurs œuvres comme dans Return of the poet (2006). Dans son deuxième film, The White town (1988), il pose sa caméra sur les traces de son enfance en Géorgie, alors sous domination de l’Union soviétique. La musique y accompagne trois temporalités de la culture arménienne de cette époque : le temps de la religion – accompagné par les chants et la musique classique –, le temps de la politique – avec les fanfares des défilés soviétiques –, et le temps du folklore que la plasticité du duduk accompagne.
Le duduk, incarnation de l’Arménie
Le duduk c’est ce hautbois, véritable symbole de la musique arménienne, fabriqué dans du bois de « prunier d’Arménie » (Prunus armeniaca), ou abricotier. Aucun hasard donc, si le festival international du film d’Erevan, fondé entre autres par Harutyun Khachatryan, est surnommé « l’Abricot d’or ». Pour le compositeur Michel Petrossian, sans hésitation, « la musique arménienne si on doit la résumer en un mot cela serait le duduk ». Inscrit au patrimoine culturel immatériel, l’instrument est mentionné dès le 5e siècle dans un ouvrage de l’historien arménien Moïse de Khorène. Construit comme une flûte, il a, fait rare, en son embout la hanche d’un hautbois.
Sa popularité s’étend dans le Moyen-Orient et dans les trois républiques caucasiennes. Malgré sa sonorité singulière, il est peu identifié par le grand public qui l’a pourtant entendu dans des films à succès comme Gladiator (2000), Le Monde de Narnia (2004) ou Dune (2021 et 2024). Sa connotation mystérieuse et mélancolique associée à sa sonorité douce et envoûtante séduit. Très présent dans la musique folklorique, son usage est perpétué notamment grâce à des musiciens comme Djivan Gasparyan ou Levon Minassian. Pour le compositeur de renommée mondiale Aram Khachatourian le « duduk est le seul instrument dont le jeu me fait pleurer ». Sa tonalité est décrite comme « proche de la voix humaine, profonde et expressive, remplie d’émotions ». Une caractéristique qui s’explique par le croisement du souffle et du bois, requérant une certaine dextérité de la part des interprètes.
Le chant, lien entre les Arménien·nes
« Musique » en arménien երաժշտութիւն (ou երաժշտություն selon l’orthographe réformée) est un terme à l’origine incertaine. Il pourrait venir du sanskrit rajyati (être affecté avec un sentiment fort) ou, hypothèse privilégiée par le linguiste Hratchia Acharyan, le terme viendrait de chanson (երգ) lui-même issu du proto-indo-européen. Cela permet de comprendre la place centrale donnée au chant dans la musique arménienne. C’est ce que confirme la violoncelliste Astrig Siranossian lors d’une table ronde à la Philharmonie de Paris, quand elle raconte que ses grands-parents accompagnaient les différents moments de la vie par de nombreux chants et mélodies. Michel Petrossian rebondit en expliquant que la musique folklorique arménienne est faite pour être chantée par tout le monde. Sa simplicité, son économie de moyens, son évidence la rendent par ailleurs très moderne. Les chants sont composés pour renforcer les liens et l’identité arménienne. On retrouve par exemple le motif du génocide de 1915, perpétué dans des morceaux tels que Ils sont tombés (1975) de Charles Aznavour ou Lonely day (2005) de System of a Down.
La sauvegarde du patrimoine musical arménien
La mémoire mélodieuse de l’Arménie aurait été impossible sans le travail de transmission patrimoniale du prêtre Komitas. Comme s’il pressentait une menace, quelques années avant le génocide, il a entamé un travail monumental de recueil de pièces musicales des quatre coins du pays. Vardapet Komitas était à la fois musicien et musicologue. Parti se former à Berlin, il revient à son pays natal, probablement sous l’influence de compositeurs comme Béla Bartok, en quête d’une authenticité par le peuple. Il a reconstitué un répertoire composé de musiques modales et monodiques, telles qu’elles l’étaient du Maghreb à l’Inde.
La modalité se fonde sur des couplets appris par cœur qui favorisent l’improvisation. Productrice de La Série musicale, Zoé Sfez précise que la musique arménienne n’était pas écrite, mais apprise. Les manuscrits sur lesquels elle était notée commentaient plutôt les émotions à transmettre, comme si la mémoire de celle-ci passait par la façon dont elle est vécue. Sans hiérarchisation marquée, la tradition musicale arménienne est imprégnée de liturgie et de folklore. L’un comme l’autre accordent de l’importance aux cycles de la nature, à sa présence comme le lieu d’une épiphanie sacrée accompagnant les moments de joie, le travail dans les champs, l’amour… Amour tant célébré par le moine troubadour Sayat Nova , chassé par la cour, qui a laissé derrière lui une multitude de poèmes. Charles Aznavour se souvient que les mots de Sayat Nova étaient repris dans les années 1950 par les Arménien·nes qui arrivaient à Paris. Aujourd’hui encore les références qui lui sont faites sont abondantes.
Une musique d’exodes et d’exils
L’Arménie, aux confluences de l’Orient et de l’Occident, fait des allers-retours. Les instruments traditionnels comme le qanûn, une cithare sur table, ont pu être interdits au moment des conflits avec la Turquie, car trop orientalisants. Comme le duduk, il est, une fois les tensions apaisées, remis en avant pour ses sonorités typiques. Ces mélodies du répertoire arménien sont réinvesties par les artistes contemporain·es comme Haïg Sarikouyoumdjian, qui y trouvent de nombreuses inspirations pour renouveler les genres et leur donner de la profondeur. Haïg Sarikouyoumdjian, né à Lyon, s’est formé aux instruments traditionnels et a enregistré en Arménie un album consacré au duduk Vostan (2020). Il prétend rechercher « les pierres précieuses de ce répertoire avec les pièces de Sayat Nova, des pièces d’exil, des airs traditionnels, en essayant de jouer le ressenti ». Il a lui-même fabriqué son duduk, a éprouvé la lenteur de la taille et la lutte pour trouver la voix de l’instrument.
De nombreux·euses musicien·es issu·es des diasporas ont fait ce cheminement de retour vers l’Arménie. Dans le jazz, Tigran Hamasyan et André Manoukian ont puisé dans le duduk des ressources pour renouveler leur style en milieu de carrière, tandis qu’Astrig Siranossian a trouvé dans les écrits de Komitas de nouvelles voies de composition à associer à la musique classique.
D’autres artistes font le chemin inverse en partant de la musique arménienne pour élargir le style musical et s’ouvrir à d’autres horizons. C’est le cas du groupe de musique traditionnelle Gata Band, qui s’est associé avec la chanteuse britannique Joss Stone. De la même façon, des groupes contemporains éclectiques comme Nemra, Ethno colors ou Relax project reprennent la musique folklorique arménienne, l’interprétant avec des instruments ou en l’associant avec des styles plus contemporains pour se produire dans le monde entier.
Le duduk, symbole de la musique arménienne, est à l’image de ce pays. Il emprunte le ton mélancolique de l’exil, il sonne comme les voix des Arménien·nes rasemblé·es dans un chant partagé. L’instrument symbolise un retour aux sources pour ses interprètes mais aussi la jonction entre l’orient et l’occident. Ainsi, la musique arménienne est comme atemporelle, communicative, riche d’un héritage multiculturel. Qualificatifs que l’on pourrait rapporter à l’œuvre de Harutyun Khachatryan pour qui, aussi, la musique est avant tout une question de ressenti. Pendant le tournage, il a généralement déjà la sensation d’un morceau, que ce soit en voyant une personne ou devant une foule. Il considère les sons et la musique comme liés aux sentiments, associés aux intuitions. C’est au moment du montage, en regardant les images, que ses émotions le guident pour y associer la musique la plus juste.
Extraits musicaux
1. Improvisation au Duduk Sergo Tell, CC-BY 3.0 Wikimedia commons
2. Qanûn Ariel Qassis, CC-BY-SA 2.5 Wikimedia commons
Publié le 11/11/2025 - CC BY-SA 4.0
Pour aller plus loin
Chansons d'Arménie
Djiivani
la Coopérative, 2024
Initialement publiée en 1919, une anthologie du poète et musicien arménien Djivani, de son vrai nom Sérop Lévonian (1846-1909). En tant qu’achoug, barde itinérant, il puise dans un répertoire de musiques traditionnelles qu’il enrichit de ses propres compositions, se faisant porte-parole de son peuple, qui subit alors la persécution ottomane. © Électre 2024
À la Bpi, 781(474) DJIV
Mémoires au présent : l'Arménie. Traditions d'Arménie : L'art du duduk, Chants sacrés d'Arménie
Zoé Sfez, Astrig Siranossian, Michel Petrossian, André Manoukian
Cité de la musique - Philharmonie de Paris, 2024
Table ronde enregistrée à la Philharmonie de Paris, le samedi 28 septembre 2024.
Voyage en Arménie : un podcast à écouter en ligne | France Culture
Des chants liturgiques au jazz, de la musique de la diaspora, de System of a Down à Charles Aznavour. Tour d’horizon de la musique arménienne.
Komitas, gardien du répertoire arménien
Compositeur de « génie » pour Debussy, Komitas a passé une partie de sa vie à collecter des chants et danses traditionnels. Grâce à lui, le patrimoine musical arménien a été sauvé de l’oubli. Génie musical, Komitas est une figure tutélaire de la culture arménienne. Survivant du génocide de 1915, c’est à lui qu’on doit la sauvegarde du patrimoine musical arménien.
Du chant du duduk aux moines troubadours, aux sources du répertoire arménien : épisode du podcast « Voyage en Arménie »
Entre mémoire et montagnes, la musique arménienne raconte tout à la fois une histoire d’exodes et d’exils intérieurs. La musique liturgique est partout dans la société arménienne. En outre, les plateaux arméniens étant traversés par de grands empires et l’Arménie fut un pays chrétien entouré de nations qui ne l’étaient pas. De fait, les chants religieux arméniens acquièrent une grande importance au sein de l’Eglise mais aussi hors de celle-ci.
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