Night studies : accompagner la transition nocturne
« Pouvant être blanche et noire à la fois ». Pour le géographe Luc Gwiadzinski, cette définition des cruciverbistes n’a jamais semblé si juste pour décrire la complexité, les paradoxes et l’ambiguïté des nuits contemporaines et de leurs mutations. Le champ disciplinaire des « night studies » que Luc Gwiadzinski explore, associe l’urbanisme, les études culturelles et la géographie.

La nuit est longtemps restée un espace-temps faiblement peuplé, peu investi et presque impensé. Jusqu’à ces dernières années, elle intéressait peu les édiles, les équipes techniques et les universitaires. En revanche, elle a – de tout temps – inspiré les poètes et les artistes en quête de liberté, servi de refuge aux personnes marginalisées et inquiété le pouvoir qui a toujours cherché à la contrôler. Mais les temps changent.
L’être humain s’est progressivement démarqué des rythmes naturels pour conquérir la nuit urbaine. Cette transformation s’est particulièrement appuyée sur le déploiement de l’éclairage public, permettant aux autorités politiques d’étendre leur contrôle sur cet espace-temps qui leur a longtemps échappé. Depuis une trentaine d’années, on assiste à une accélération de la colonisation de la nuit par les activités du jour. L’éclairage s’est généralisé. Sa fonction a changé, passant de la sécurité à l’agrément. De nombreux équipements, industries, services, médias, fonctionnent en continu. Même les rythmes biologiques sont bouleversés. On se couche plus tard et on dort une heure de moins que nos grands-parents. Ces évolutions ont rendu possible le développement d’un espace public nocturne dynamique, dont l’absence s’est cruellement fait sentir pendant les couvre-feux de la crise sanitaire en 2020-2021.
La nuit, un espace-temps politique
Au-delà des rêves, des peurs et des fantasmes, la nuit s’invite désormais dans les débats du jour. Sous pression, elle est devenue un champ de tensions et de conflits. Dans les métropoles, la nuit – période de moindre activité – est désormais réduite à trois heures, de 1h30 à 4h30 du matin. La ville qui dort, la ville qui travaille et la ville qui s’amuse ne font pas toujours bon ménage : nuisances sonores, pollution lumineuse avec des impacts sur le vivant… Vivre la nuit a aussi des conséquences sur la santé et l’espérance de vie.
Il n’y a pas une nuit, mais des nuits, peuplées d’une grande diversité de populations. Si la nuit est un temps de sommeil et de repli pour la majorité d’entre nous, c’est un temps de travail pour d’autres. Près de 15 % des salarié·es ont une activité professionnelle nocturne, afin de préparer le jour, ou que d’autres puissent profiter de leurs nuits. La nuit est aussi un temps essentiel de fête, de transgression et de transformation. Par ailleurs, c’est un temps politique de revendication, le moment préféré pour « refaire le monde ». Une importante partie de l’activité politique et citoyenne a d’ailleurs lieu de nuit, quand le pouvoir est moins présent. « Madrid ne dort jamais », fut le cri de la Movida madrileña sous Franco. Des espaces publics alternatifs comme Nuit debout s’y déploient.

Marché investi par les acteurs économiques, refuge des artistes et des fêtard·es, territoire marqué par les angoisses et les espoirs, la nuit devient aussi un support de revendications (droit à la ville, genre, jeunesse, nature, etc.) et de mobilisations. Elle est également un territoire d’innovation et d’expérimentations pour les politiques publiques (lumière, transports, services, événementiel, culture, gouvernance…), dans une double logique d’amélioration de la qualité de vie et de marketing territorial. Un « urbanisme de la nuit » émerge autour des trames noires et intègre le non-humain. Des Conseils de la nuit sont installés dans de nombreuses communes et l’on compte désormais une cinquantaine de « maires de nuit » dans le monde.
Accompagnant cette transition nocturne, un champ de recherche interdisciplinaire – les night studies (recherches sur la nuit) – a émergé dans les années 2010. Les colloques, séminaires, travaux de recherche, thèses et expositions sur la nuit se multiplient et des réseaux s’organisent. Cette mobilisation internationale, qui concerne aussi les Suds (Beyrouth, Cotonou, Dakar, Quito…), permet de dépasser l’étude de la nuit par les seules données et d’imaginer une intelligence partagée de cet espace-temps singulier. La recherche « éclaire » les décisionnaires et la société. Elle participe même à l’émergence de « scènes » où l’on étudie des espaces publics concrets, ainsi que la composition et les déplacements des groupes de personnes qui les investissent. Ce faisant, ces travaux contribuent aussi à dissiper les mystères de la nuit.
L’expérience d’une pensée nuitale
Sans lumière, pas de ville la nuit, mais trop de lumière tue la nuit. Pour celles et ceux qui veulent bien prendre soin de la nuit, il s’agit d’abandonner les logiques binaires du jour au profit d’une approche mesurée, souple et adaptative, seule capable d’accompagner la transition nocturne. Ouvrir le chantier des nuits urbaines, c’est faire l’expérience d’une « pensée nuitale », qui permette de penser et gérer les paradoxes d’une société hypermoderne, en intégrant des populations et des savoirs spécifiques.
Explorer la nuit est une obligation face aux tensions, aux inégalités et au réchauffement climatique avec des journées qui deviennent inhabitables en été. C’est aussi une chance, car la nuit a beaucoup de choses à apprendre au jour et au futur de nos sociétés. Elle nous oblige à développer une approche chronotopique (qui intègre simultanément les dimensions temporelles et spatiales) de l’urbanisme, et peut accompagner notre adaptation à l’incertitude, à l’imprévisibilité et à la fragilité du monde qui vient. Mieux, la nuit nous apprend à « habiter la terre », au sens d’Éric Dardel : « un mode de connaissance du monde et un type de relations affectives loin d’une approche abstraite ou technocratique de l’espace. » Il est temps de faire rimer nuit avec transition, adaptation et éducation.

Luc Gwiazdzinski, docteur en géographie. Professeur à l’École nationale supérieure d’architecture de Toulouse, professeur invité à l’EPFL et président du conseil scientifique de la Plateforme de la vie nocturne.
© Claude Truong-Ngoc
Publié le 27/10/2025 - CC BY-SA 4.0
Pour aller plus loin
Night studies. Regards croisés sur les nouveaux usages de la nuit
Luc Gwiazdzinski, Will Straw
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Après les travaux pionniers de la fin des années 1990, un nouveau champ de recherches, celui des « night studies », émerge et se structure peu à peu, associant notamment des historien·nes, des géographes, des urbanistes, des sociologues, des économistes, des anthropologues, des ethnologues, des philosophes, des biologistes, des spécialistes de la culture et de la communication, des politologues, des architectes, des artistes… Partout dans le monde, les colloques, séminaires, travaux de recherche, thèses et expositions sur la nuit se multiplient, explorant souvent de manière interdisciplinaire les limites de la nuit urbaine, la colonisation, l’insécurité, la gouvernance, les politiques publiques, les aménagements, la qualité de vie, la cohabitation, les plans lumière, le paysage, les mobilités, les représentations, la cartographie, l’innovation, le marketing.
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La Nuit, dernière frontière de la ville
Luc Gwiazdzinski
Éditions de l'Aube, 2005
Cet essai s’intéresse à la dimension nocturne de la ville, espace de plus en plus investi par les activités du jour (travail et loisirs) et théâtre de nouveaux conflits entre ceux qui dorment, travaillent ou s’amusent et de nouveaux enjeux, notamment en matière de liberté et de sécurité.
À la Bpi, 913.34 GWI
À qui appartient la nuit ?
La manière dont la vie nocturne a été affectée par les restrictions sanitaires nous invite à revenir sur les formes et la valeur de la nuit que nous connaissions auparavant. Pionnier dans le champ émergent des night studies, Will Straw éclaire l’histoire de la nuit et les implications de sa disparition.
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Éditions de l'Aube, 2003
La dimension temporelle dans la dynamique des villes a été négligée par les universitaires, les édiles et les technicien·nes, alors que les rythmes de vie se sont notablement accélérés. L’intérêt des chercheur·euses pour une approche temporelle des organisations, la mise en place de « bureaux » ou « agences du temps » dans de nombreuses villes, sont le signe d’une nouvelle approche du temps.
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