Sélection

La nouvelle BD espagnole à Angoulême

Scène dynamique et fertile, la bande dessinée espagnole a connu un renouveau avec l’avènement du roman graphique. L’émigration d’un certain nombre d’artistes sous le régime franquiste et la position de l’Espagne, au carrefour de l’Amérique, de la Méditerranée et de l’Afrique, ont fait émerger une culture artistique mixte, marquée par les interactions avec d’autres écoles et pratiques. Portée par des auteur·rices talentueux·ses, parfois méconnue du public français, cette nouvelle génération aborde des sujets contemporains et engagés. Balises vous présente quelques-uns de ces artistes, issu·es de la sélection 2024 du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême.

Publié le 22/01/2024 - CC BY-SA 4.0

Notre sélection

Chair à canon

Aroha Travé
FLBLB éditions, 2023

Yanira, Killian et leur petit frère Le José vivent dans une banlieue défavorisée de Barcelone. Entre une mère au langage fleuri qui les aime inconditionnellement et un père quasiment absent, ils s’inventent des histoires de gangsters et de policiers, au milieu de personnages louches et des toxicomanes du quartier. Chair à canon est le récit de leur quotidien précaire et défavorisé, vu à travers leur imaginaire et leurs yeux d’enfants.

Inspiré de l’enfance de l’autrice, le récit, très rythmé, est construit en six chapitres, six aventures qui se lisent indépendamment, mais constituent une grande histoire. On rit des gags de ces enfants. On sert les dents tant la précarité de leur quotidien transpire sous l’humour. Et l’on s’émeut enfin de ce que l’imagination des enfants soit à ce point capable de transcender la médiocrité des grands. Un récit tour à tour truculent, déjanté et tendre à souhait !

À la Bpi, niveau 1, RG TRA C

Mary-Pain : feignante, pâle et pensive...

Lola Lorente
Actes Sud, 2023

Alors qu’elle n’a plus d’autre endroit où aller, Mary-Pain revient dans le village de son enfance. Un choix difficile et douloureux qui l’amène à se confronter à l’événement tragique qui l’a poussée à partir ; un retour en arrière, avec le sentiment d’échec qui l’accompagne. Entre les soins prodigués à son grand-père, les regards jugeants de celleux qui sont resté·es et de nouvelles rencontres improbables, Mary-Pain tente de soigner sa dépression et de se libérer de ses fantômes.

« Pain » comme « souffrance », « tristesse », « douleur »… dès le titre, le ton est donné. Avec son dessin en noir et blanc, tout en tirets et en pointillés, Lola Lorente nous entraine avec son héroïne dans la dépression et le mal-être. La narration s’entremêle avec les pensées de Mary Pain et laisse une impression de rêverie, d’errance et de lourdeur. Pathétique et poétique, Mary-Pain est le portrait émouvant d’une jeune femme qui se délivre douloureusement de son passé.

À la Bpi, niveau 1, RG LOR M

The Nice House on the Lake. vol. 2

James Tynion et Alvaro Martinez
Urban comics, 2023

Ce qui devait être un weekend idyllique entre ami·es a viré au cauchemar. La fin du monde est advenue. Les onze « élu·es », sauvé·es par leur ami Walter et réuni·es dans une villa de rêve dont iels ne peuvent plus sortir, se confrontent différemment à la situation. Certain·es tentent de reconstruire un semblant de vie normale, tandis que d’autres résistent ou mènent l’enquête. Tous·tes cherchent à leur manière à sortir de cette prison dorée et de leur propre prison intérieure, à donner un sens à l’insensé. Mais en existe-t-il vraiment un ?

Second tome d’un huis clos entre thriller et science-fiction, ce récit est complexe, mais très bien mené. L’auteur alterne entre scènes collectives, monologues intérieurs et flashbacks, le tout entrecoupé de copies de conversation et de rapports d’écoute. Les secrets, révélés au fur et à mesure de l’histoire, et la personnalité de Walter, entre ami et ravisseur, épaississent encore le mystère… on devra s’armer de patience avant de commencer à démêler le fil du récit. Ce second tome nous plonge dans un suspens qui ferait (presque) regretter de l’avoir lu avant que le prochain cycle ne soit sorti !

À la Bpi, niveau 1, CO TYN N2

Le Ciel dans la tête

Antonio Altarriba
Denoël Graphic, 2023

À douze ans, Nivek travaille dans une mine de la République démocratique du Congo. Enrôlé comme enfant soldat par une milice locale pour sauver sa vie, il est brutalement arraché à sa famille. Commence alors un long voyage initiatique, du Congo à la Libye, à travers lequel on découvre différents aspects de l’Afrique : magie des paysages et des croyances, conflits, corruption, appât du gain, organisations non gouvernementales (ONG), marchés d’esclaves… Un voyage sans retour qui s’achève dramatiquement sur les rives de l’Europe. Gardant en toile de fond le traumatisme initial de Nivek, Antonio Altarriba transforme en odyssée politico-poétique le parcours de ce migrant rêvant d’un ciel meilleur.  

Avec sa mise en page audacieuse et atypique, Le Ciel dans la tête possède une qualité graphique impressionnante. Le dessin très stylisé de Sergio Garcia Sanchez est mis en valeur par les choix de couleur de Lola Moral. Les corps sont longilignes, évoquant Giacometti, et les visages exagérément expressifs. La couleur noire, omniprésente, adoucit ou renforce tour à tour la dureté des illustrations, du trait, du récit.

Le Ciel dans la tête a reçu le Prix de la critique ACBD 2024.

À la Bpi, niveau 1, AL CIE

Des maux à dire

Beatriz Lema
Sarbacane, 2023

À travers le personnage de Véra, Béatriz Alémana brode le récit de sa jeunesse et l’histoire de sa mère, atteinte de folie. Les monstres de Véra ne sont pas cachés sous son lit, mais dans la tête de sa mère. Son enfance est faite de séances d’exorcisme, de rendez-vous chez le psychiatre et de médicaments. De fil en aiguille, la petite fille grandit, devient jeune fille et les rôles s’inversent. Le récit aborde alors le long chemin de croix des aidant·es, pavé de sacrifices et de l’indifférence du reste de la famille, qui a depuis longtemps baissé les bras. Entre les démons d’une mère et l’amour inconditionnel de sa fille, un récit qui touche, émeut, transporte. 

Béatriz Lema ose dans cette bande dessinée un audacieux mélange de techniques graphiques. On passe d’un dessin au feutre, presque naïf, à de magnifiques broderies scannées qu’elle a réalisées elle-même et qui rendent hommage à sa mère couturière. Sur la page suivante, on tombe tout à coup sur la copie d’un rapport médical ou d’une ordonnance. Une alternance qui met le réel à distance à la manière des enfants, mais n’ôte rien à la puissance poétique de l’histoire. Une révélation !

À la Bpi, niveau 1, RG LEM D

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