« Paris Noir » : de l’expérience migratoire à l’émancipation artistique et politique
Après 1945, beaucoup d’artistes afrodescendant·es ont trouvé à Paris un refuge et une scène pour leurs créations. Retour sur quatre trajectoires qui illustrent cette effervescence artistique et l’importance de la capitale comme source d’inspiration et d’engagement. Des artistes à retrouver dans l’exposition « Paris Noir » au Centre Pompidou jusqu’au 30 juin 2025.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Paris libérée renaît comme une capitale de l’effervescence intellectuelle et artistique. Parmi les artistes qui s’y retrouvent, beaucoup sont afrodescendant·es, originaires de pays minés par les discriminations raciales comme James Baldwin, ou figures de l’émancipation post-coloniale à l’instar d’Aimé Césaire ou de Léopold Sédar Senghor. Venu·es d’Afrique subsaharienne, du Maghreb, des Caraïbes, d’Amérique du Sud ou des États-Unis, elles et ils transforment leur exil en sources d’inspiration et nourrissent les mouvements avant-gardistes de l’époque. Pour beaucoup, Paris devient le lieu de tous les possibles.
Deux revues Présence africaine (1947) et la Revue Noire (1990-2000) furent les vitrines de la création africaine contemporaine dans la capitale. Elles sont au cœur de l’exposition « Paris Noir » au Centre Pompidou (du 19 mars au 30 juin 2025), qui présente les œuvres de 150 artistes afrodescentant·es souvent méconnues, et jamais exposées en France.
Wilfredo Lam. Entre Cuba et Paris, le surréalisme comme espace de liberté
« [Paris] est le seul endroit où je peux continuer à affirmer mon nom. »
Wilfredo Lam
Né à Cuba en 1902 et décédé à Paris en 1982, Wilfredo Lam séjourne en Espagne pendant une quinzaine d’années avant de fuir le régime franquiste. En 1938, il s’installe à Paris où il est recommandé auprès de Pablo Picasso, qui l’introduit dans le cercle des peintres cubistes. Wilfredo Lam peint beaucoup et découvre l’art dit « nègre », puis se tourne vers le surréalisme, qui le libère dans sa création.
En 1941, il doit de nouveau fuir la guerre et rejoint les Antilles, puis Cuba. Il revient à Paris en 1952 quand la dictature militaire de Batista refait surface. Mais son art n’est plus aussi bien accueilli : ses années cubaines ont « noirci » ses idées. Il se rapproche alors des jeunes artistes du mouvement Cobra et voyage à travers l’Europe et les États-Unis.
Le racisme ambiant des années 1960-1980 l’affecte beaucoup : pour la première fois, il se sent étranger à Paris. Mais à son retour à Cuba, alors en pleine révolution, il est reconnu comme un héros national et joue un rôle clé dans le rayonnement artistique du pays. Au bout du voyage, Paris restera pour lui le lieu de l’amitié, de son émancipation et de la reconnaissance.
Mildred Thompson. Entre abstraction et émancipation
« Il est nécessaire d’apprendre les symboles pour rendre le travail artistique universel… Mais (d’abord) il faut se connaître soi-même. Tout ce que je touche sera en partie noir et féminin – tout mon succès et les choses que j’ai obtenues en font partie. »
Mildred Thompson
Née en 1936 en Floride, Mildred Thompson s’éteint à soixante-sept ans à Atlanta en Géorgie. Elle est diplômée en Arts à l’université de Washington en 1957, sous la bienveillance et le mentorat de James A. Porter, pionnier de l’art afro-américain. L’artiste expérimente rapidement de nombreuses formes d’expression artistique : peinture, sculpture, photographie, dessin…
Au début des années 1960, elle s’installe en Europe pendant vingt ans, d’abord en Allemagne, puis à Paris. Désireuse de se débarrasser des carcans et injustices liés à sa condition de femme noire lesbienne, elle développe un style proche de l’expressionnisme abstrait. Son travail est très coloré, et s’inspire de processus physiques comme les ondes sonores et les champs magnétiques. À son retour aux États-Unis, elle enseigne à l’université et s’intéresse à l’apport de la musique dans la création artistique. Ses œuvres sont désormais conservées dans de nombreux musées américains, et une fondation porte son nom.
Mohammed Khadda. Retrouver ses racines à l’école du signe
« La colonisation a fait oublier à tout un peuple sa véritable culture. Car l’art de l’Islam est un art non-figuratif par excellence. […] Dans l’Occident que nous rejetions, nous allions découvrir nos propres racines. »
Mohammed Khadda
Mohammed Khadda, né en 1930 à Mostaganem en Algérie, décède en 1991 à Alger. Après son certificat d’études, il est employé dans une imprimerie et y apprend tous les métiers. Cette expérience, en prise directe avec les livres et la condition ouvrière, accompagne son ouverture vers la culture et forge son esprit de lutte sociale.
En 1953, il s’installe à Paris avec son ami Abdallah Benanteur qui l’encourage depuis longtemps à peindre. Ensemble, ils fréquentent les autres artistes algérien·nes de Paris, comme Kateb Yacine ou Mohammed Dib. Membre du parti communiste algérien, il milite en 1961 pour l’indépendance de son pays et participe à plusieurs expositions de la mouvance artistique abstraite dite des « Réalités Nouvelles ».
Après une décennie dans la capitale française, il rentre en Algérie et fonde l’Union nationale des Arts plastiques, sans cesser de défendre une peinture non figurative, encore violemment dénoncée à cette époque. Quand Mohammed Khadda s’empare de la calligraphie arabe, chère au typographe qu’il est, il reçoit une reconnaissance internationale. Son art est alors partout repris et désigné comme « L’École du signe » selon son ami, le poète algérien Jean Sénac.
Gerard Sekoto. L’exil et la nostalgie comme moteur artistique
« Je suis Africain, je serais stupide de vouloir devenir Européen. »
Gerard Sekoto
Originaire d’Afrique du Sud, Gerard Sekoto s’éteint en 1993 à Nogent-sur-Marne à quatre-vingts ans. Né dans une mission luthérienne, il joue très tôt de l’orgue dans les églises. Encouragé par ses amis artistes Ernest Mancoba ou Nimrod Ndebele, rencontrés à Johannesburg, il commence à peindre la pauvreté de ses concitoyen·nes et les townships – ces quartiers réservés aux populations non-blanches durant l’apartheid – dévoilant un réalisme social inédit à l’époque.
En quête de liberté, il s’exile à Paris en 1947. Jouant du piano dans les bars pour gagner sa vie, il se rapproche des autres artistes de la communauté noire parisienne. Il continue à peindre des oeuvres empreintes d’humanité et reste profondément attaché aux idéaux de la négritude et à la libération du peuple noir. La nostalgie de sa terre natale, qu’il ne reverra jamais, et la douleur de l’exil deviennent ses thèmes de prédilection. En 1940, la Johannesburg Art Gallery fait l’acquisition d’un de ses tableaux, devenant le premier musée à acheter l’œuvre d’un artiste noir. L’institution l’honorera d’une rétrospective en 1989.
Publié le 10/03/2025 - CC BY-SA 4.0
Pour aller plus loin
Paris noir - Circulations artistiques et luttes anticoloniales, 1950 – 2000 | Centre Pompidou, du 19 mars au 30 juin 2025
De la création de la revue Présence africaine à celle de Revue noire, « Paris noir » retrace la présence et l’influence des artistes noir·es en France entre les années 1950 et 2000. Elle met en lumière cent cinquante artistes, de l’Afrique aux Amériques en passant par la Caraïbe, dont les œuvres ont rarement été montrées en France.
Lire aussi sur le Magazine du Centre Pompidou : « Paris noir », pour une histoire panafricaine et transnationale de l’art
Wifredo Lam
Jacques Leenhardt
HC Éditions, 2009
C’est une rétrospective complète de la vie et de l’œuvre de Wilfredo Lam (1902-1982), surnommé le Picasso cubain. Il est considéré comme le précurseur d’une peinture du métissage issue de la mémoire et de l’esthétique des cultures africaines, européennes et américaines. Il a séjourné en France et en Espagne. Il découvre des corrélations entre l’art occidental et l’art dit primitif.
À la Bpi, Arts, 70″19″ LAM. 2
Mildred Thompson: Radiation Explorations
Mary Sabbatino, Melissa Messina et Lowery Stokes Sims
Galerie Lelong & Co, 2018
Anthologie de l'art africain XX<sup>e</sup> siècle
N’Goné Fall et Jean-Loup Pivin (dir.)
Revue noire, 2001
À la Bpi, Arts, 706.30 ANT
Gerard Sekoto, polyphonies cosmopolites
Nancy Dantas
Fage Éditions, 2025
Les casbahs ne s'assiègent pas. Hommage au peintre Mohammed Khadda, 1930-1991 : [exposition, Belfort, Musée d'art et d'histoire, Tour 46, 26 octobre 2012-28 janvier 2013]
Naget Khadda, Seloua Luste Boulbina, Nicolas Surlapierre et Denise Brahimi
Snoeck, 2012
Une rétrospective de l’œuvre du peintre algérien, qui retrace son parcours artistique et en particulier sa rupture progressive avec la figuration pour devenir un « peintre du signe », associant la densité des matériaux à la légèreté du trait inspiré par les arabesques de l’écriture arabe.
À la Bpi, Arts, 70″19″ KHAD 2
Présence Africaine
Fondé par Alioune Diop, 1947-2025
- n° 179, janvier 2009 à n° 202, année 2021
À la Bpi, Encyclopédies, 0 PRE - 205 numéros
À consulter sur cairn.info
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