Interview

Appartient au dossier : Pasolini, de fable en réel

Pasolini en héritage
Entretien avec Giovanni Cioni

Cinéma

© Annalisa Gonnella

Presque cinquante ans après sa mort, l’influence de Pier Paolo Pasolini sur la création cinématographique italienne reste importante. Certains cinéastes, comme Giovanni Cioni, revendiquent ce compagnonnage poétique.

Plusieurs films de Giovanni Cioni sont diffusés dans le cadre du cycle « Pasolini, Pasoliniennes, Pasoliniens ! » proposé par la Cinémathèque du documentaire à la Bpi au printemps 2021.

Comment avez-vous découvert l’œuvre de Pasolini ?

Un film m’a d’abord hanté, L’Évangile selon Matthieu : la découverte des visages, ce champ-contrechamp entre la Madone et l’ange pendant l’Annonciation, et la dimension incantatoire de la parole. Et puis La Ricotta. À chaque film, Pasolini a réinventé le langage du cinéma, qu’il n’avait pas appris.

Je ne me suis jamais dit que je m’inspirais de Pasolini, mais je l’ai toujours retrouvé dans ce que j’ai fait. Quand j’ai ouvert un laboratoire de cinéma en Italie, je l’ai appelé « Uccellacci », d’après Uccellacci Uccellini (Les Oiseaux, petits et grands, 1966). Je pense que cela a à voir avec l’idée de la fable et du réel, du véritable dans la fiction que j’essaie d’explorer dans mes films, mais aussi avec l’amour des gens et des lieux. J’ai relu récemment le premier roman de Pasolini, Les Ragazzi (1955), en restant ébloui par ses descriptions météorologiques du ciel au-dessus de la banlieue romaine. 

Homme qui rit en tenant une fleur
Giovanni Cioni, Non è sogno © Slingshot Films, Arch Production, 2019

Comment le cinéma permet-il d’aller à la rencontre des autres ?

Dans Per Ulisse (2013), je voulais faire un film avec des personnes que j’avais rencontrées dans un centre social. Elles sortaient de désintoxication, de prison, étaient à la rue, étaient passés par un traitement psychiatrique, etc… Mais je ne voulais pas faire un film sur elles. Quand Pasolini fait ses Notes pour un film sur l’Inde en 1968, il explique qu’il ne veut pas faire un film sur l’Inde mais avec l’Inde. Il arrive avec une histoire venant d’une légende hindoue, sur un maharadja qui se sacrifie pour donner son corps à manger à des tigres affamés. Il parle de cette histoire à des gens qu’il rencontre dans la rue. Moi, j’ai commencé à passer du temps au centre social : des soirées à jouer aux cartes, à parler, à chanter, j’ai fait un film de mariage pour l’un d’eux… C’était une manière de trouver un terrain de jeu commun. À un moment, je me suis dit : chacun de vous est Ulysse qui revient, qui avait disparu, qui est passé à travers la mort, qu’on ne reconnaît pas… J’ai commencé à retranscrire des parties de L’Odyssée d’Homère, en particulier celles qui montrent qu’Ulysse est celui qui se raconte. C’est un grand affabulateur. Or, l’affabulation est intéressante dans un monde où il y a une vérité dans le simple fait de se raconter.

J’ai mélangé ces textes avec des retranscriptions de conversations, et j’ai commencé à faire réciter les uns et les autres. Un jour, Silvia, l’une des protagonistes, m’a apporté un texte dans lequel elle parle d’Ulysse à San Salvi, l’ancien hôpital psychiatrique de Florence. Je lui ai proposé de partir en repérage là-bas, mais elle ne voulait pas être filmée. Sur place, elle a commencé à raconter l’histoire qu’elle avait inventée. À un certain moment, elle est entrée dans le champ et a dirigé mon regard, a donné des indications en parlant, presque en dansant. Là, j’ai trouvé la clé du film. C’est comme s’il était devenu possible parce qu’on avait trouvé une façon de jouer. Je n’avais pas pour objectif de faire quelque chose de pasolinien… mais le visionnage de films qui jouent avec des récits fondateurs, comme La Ricotta, m’a influencé.

Le fait de trouver un récit commun est un élément récurrent dans vos films, comme dans ceux de Pasolini…

Dans In Purgatorio (2009) se posait la question d’une croyance : être visité en rêve par une âme du purgatoire puis adopter cette âme qui nous vient en aide. Je ne voulais pas faire un film anthropologique, mais me demander pourquoi ce culte me parle de choses universelles : la solitude, la vie, la mort… Dans cette quête, cela n’avait pas de sens de dire « j’y crois » ou « je n’y crois pas ». Quand on me posait la question pendant le tournage, je ne pouvais pas mentir en prétendant y croire, mais je racontais des rêves que j’avais eus, liés à mon père mort. Je répondais par un récit, ce qui nous mettait sur un terrain commun. Le cinéma parle de notre relation avec le réel, et de la manière dont cette relation est remplie des fictions qu’on y met.

Avec ma caméra, je cherche à filmer un espace mental, au-delà de ce qui est montré, c’est-à-dire ce que je veux laisser imaginer dans ce que je montre. Dans In Purgatorio, j’utilise la vue subjective d’un fantôme qui revient dans la ville – celui qui est à la fois présent et absent. Or, quand on filme, il y a cette dynamique entre présence et absence, cette recherche d’espaces qui renvoient à d’autres espaces, où le récit résonne. Dans Per Ulisse, j’ai commencé par filmer les lieux, et les personnes qui entrent dans le lieu. Dans Non è sogno (2019), qui se déroule en prison, j’utilise une caméra fixe et un plateau avec un fond vert pour créer un espace où tout est possible, où l’ailleurs est possible.

Comme Pasolini, vous allez vers des personnes marginalisées, qui ont des parcours de vie très divers…

Je suis moi-même fils d’identités multiples et de leurs résonances. Pour moi, c’est une question vitale de mettre en doute les narrations, de mettre en avant la complexité du réel, et ce que l’on retrouve dans l’autre, même ce qu’on y refuse. Je ne choisis pas les personnes avec lesquelles je fais des films : je les ai rencontrées et j’ai décidé de faire des films avec elles. Cela m’a amené à fréquenter la réalité des prisons, de la rue… 

On m’avait invité en prison à Pérouse pour un laboratoire de cinéma. Au même moment, dans mon village, les jeunes de la Maison du peuple m’avaient demandé de présenter une soirée Pasolini. J’ai proposé de diffuser La Ricotta et Qu’est-ce que les nuages ? (1967), avec Toto et Ninetto Davoli. Dans ce court métrage, les personnages sont des marionnettes humaines dans une représentation d’Othello de Shakespeare. En voyant le film ce soir-là, j’ai compris que c’était ce que je devais faire en prison. Pasolini a cette intuition géniale du théâtre de la vie, du rapport entre théâtre et destin, de devoir accomplir son destin même si on ne le veut pas, en se sacrifiant au public… C’est de là qu’est né Non è sogno. Je n’ai jamais construit un film en référence à Pasolini, mais c’est celui qui m’est le plus proche dans l’histoire du cinéma italien, au sens où je trouve toujours une aide dans ses plans. Il me fait croire en la possibilité de faire du cinéma, en la fraîcheur de l’invention. Même dans son côté prophétique, il met en doute sa propre prophétie. Il termine ses Notes sur l’Inde en disant : « qu’est-ce qu’on a apporté ? Rien. » Pour moi c’est immense, et plein de joie aussi.

Publié le 29/03/2021 - CC BY-SA 4.0

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