Patrizia Zanotti, co-commissaire de l’exposition « Corto Maltese. Une vie romanesque » présentée à la Bpi jusqu’au 4 novembre 2024, a commencé par réaliser les couleurs des albums d’Hugo Pratt avant de devenir sa fidèle collaboratrice. Elle revient pour Balises sur son travail de coloriste.
Comment êtes-vous devenue la coloriste d’Hugo Pratt ?
Hugo Pratt était un ami de mes parents, je le connaissais donc. À la fin des années 1970, il venait de terminer un épisode de Scorpions des déserts, une série qui n’a rien à voir avec Corto Maltese. Sa maison d’édition, à Milan, cherchait quelqu’un pour la mise en couleur de cette nouvelle histoire et Pratt m’a demandé si j’étais intéressée. J’avais 17 ans, j’étais en école d’art à l’époque, mais je n’y connaissais rien du tout en colorisation. Je ne connaissais même pas Corto Maltese ! Mais j’ai accepté. J’ai fait des essais avec lui, il m’a montré un peu la technique, et m’a donné quelques instructions et des livres pour le coloriage des uniformes. C’est comme ça que j’ai commencé la collaboration avec Hugo Pratt et que je suis entrée dans la profession de coloriste, par ce qui ne devait être qu’un petit travail pendant mes études.
Vous ne vous destiniez pas au métier de coloriste ?
Non, non. Moi, je suis entrée en école d’art parce que mon but, c’était d’étudier l’architecture à l’université. Ma passion, c’était l’architecture. La colorisation n’était qu’un boulot d’étudiante, pour avoir un peu d’argent de poche. Mais après, Pratt m’a demandé si je voulais aller à Paris travailler pour les maisons d’édition françaises et suivre des projets. C’était pour une année. Puis, ce fut une autre année de travail, et j’ai continué jusqu’à aujourd’hui. J’aime beaucoup le travail sur la couleur, c’est un vrai moment de relaxation. Cette demande de Pratt a vraiment changé tout le parcours de vie que j’avais imaginé.
Avez-vous été la seule coloriste d’Hugo Pratt ou y en a-t-il eu d’autres ?
Non, il y en a eu d’autres. Avant, c’était Anne Frognier, la femme de Pratt, qui mettait en couleurs. Il y a eu aussi Mariolina Pasqualini. Dans les années 1960, Pratt a beaucoup travaillé pour une revue en couleur, Corriere dei Piccoli, et là, il y avait des personnes de la rédaction qui réalisaient la couleur, mais je ne connais pas leurs noms. Disons qu’il y a trois coloristes principales de l’œuvre de Pratt.
Comment met-on en couleur un trait aussi puissant que celui d’Hugo Pratt ?
En effet, il y a une partie de l’œuvre de Pratt, la plus importante, qui utilise beaucoup le noir et blanc, avec ce style très fort qui rappelle vraiment la bande dessinée américaine des années 1950. Son conseil sur le coloriage, c’était de ne pas casser le noir avec des couleurs trop fortes. Il souhaitait des couleurs pastel, des couleurs très légères. Il s’agissait d’accompagner le dessin de Pratt, pas de le mettre en avant, et donc, de coller un peu à son style, tel qu’il était dans les aquarelles. Pratt disait que la bande dessinée, ça se lit, et que, par conséquent, il ne faut pas de couleurs trop fortes qui engendreraient une fatigue dans cette lecture. Pour lui, il fallait donc des couleurs très claires qui n’entrent pas en contradiction avec le dessin. Ce ne devait pas être une compétition entre la couleur et le noir et blanc.
Quelle confiance vous a-t-il accordée ?
La seule vraie consigne que j’ai reçue concernait les uniformes. Parce que pour Pratt, c’était vraiment un sujet qui réclamait de la précision. En effet, sur un insigne, un uniforme, vous changez la couleur et ce n’est plus le même régiment. Donc, Pratt m’a donné des livres pour me documenter. Mais pour le reste, il m’a réellement laissé une liberté absolue qui, au début, m’a même un peu mise en difficulté. Je ne savais pas trop m’y prendre et surtout, il m’a donné ce travail avant d’immédiatement partir pour un long voyage. À part pour les premières pages, j’étais seule sur le projet. J’avais en plus une date précise pour le remettre qui m’a amené à livrer tout mon travail avant le retour de Pratt. Quand vous êtes très jeune, vous êtes, heureusement, un peu inconsciente. J’ai donc rendu ces planches coloriées à la main à la rédaction de la maison d’édition et Pratt ne les a vues qu’après. Il m’a accordé vraiment beaucoup, beaucoup de confiance.
Il a finalement été content. Mais j’avais dix-sept ans, je le rappelle, et l’utilisation des couleurs pastel me semblait un peu contraignante. Il y a eu cette très belle tente dans le désert, que je l’ai peinte toute rouge à l’extérieur et toute verte à l’intérieur, juste pour mettre des couleurs un peu plus fortes. Quand Pratt a vu ça, il m’a dit : « Alors ça, ça ne se peut pas. Ça n’existe pas une tente aussi colorée dans le désert. » Et pendant des années, quand je coloriais, il me rappelait souvent : « Souviens-toi de la tente dans le désert… ». C’est devenu un jeu entre nous. Pratt était comme ça : il vous laissait, il vous donnait beaucoup de confiance et vous jetait dans le vide. Il testait les personnes de cette façon. J’ai réussi le test, malgré la tente. Plus sérieusement, je pense qu’il avait compris mon goût pour la couleur et c’est pour cela qu’il m’a fait confiance.
Est-ce que toutes les histoires de Corto ont fini par être mises en couleurs ?
En effet, au fil des années, j’ai presque tout colorié et même plusieurs fois. Il y avait des histoires qui n’avaient jamais été mises en couleurs et d’autres dont on ne retrouvait plus les films des couleurs. Il y a eu aussi des problèmes techniques. C’est pour cela que j’ai dû recolorer Songe d’un matin d’hiver, pour le catalogue de l’exposition de la Bpi. En effet, les techniques d’impression ont changé. Avant, l’impression des ouvrages couleurs se faisait avec des films. Nous avons scanné ces films, mais les passages en machine leur avaient fait perdre en qualité.
Nous avons commencé peu à peu à reprendre, fidèlement, le coloriage et nous envisageons de le faire progressivement pour tous les albums. Nous voulons raviver les couleurs, restaurer des détails, mais aussi répondre aux attentes de qualité des lecteurs, qui ont évolué en 20 ou 30 ans. C’est un vaste chantier.
Avez-vous effectué la couleur pour d’autres auteurs ?
Oui, j’ai fait la couleur pour Bastien Vivès, mais c’était aussi pour des aventures de Corto Maltese, puisqu’il a réalisé de nouvelles histoires de Corto. J’ai travaillé sur un dessin complètement différent. C’était un changement de style et j’étais assez anxieuse par rapport aux couleurs. Est-qu’elles seraient à son goût ? C’est quand même l’auteur qui décide de la qualité des couleurs et des effets. Et puis, c’était un peu compliqué de s’adapter au style de Bastien Vivès parce qu’il utilise beaucoup les gris comme couleurs, ce qui représente un changement graphique important. Mais j’avais Corto avec moi qui m’aidait. En restant sur la gouache, j’ai pu garder un aspect classique de Corto Maltese, tout en accompagnant le changement vers un Corto d’un autre style, d’une autre époque. Bastien Vivès était content, ça m’a soulagée.
Est-ce vous aussi qui avez réalisé la couleur pour les Espagnols Juan Díaz Canales et Rubén Pellejero qui ont repris Corto Maltese ?
Non, c’est Rubén qui s’en est chargé avec sa fille, Sasa. Il voulait donner un autre style, utiliser des couleurs plus plates et accompagner les mouvements de son Corto. C’est toujours l’auteur qui décide au final.
Hugo Pratt a fait de magnifiques aquarelles. A-t-il fait les couleurs de certaines planches, des couvertures des albums ?
Oui. Il a réalisé les deux premières aquarelles pour la Maison dorée de Samarkand pour essayer une technique. Il a fait aussi des planches de storyboard, à la manière des planches de bande dessinée. C’était sur la fin de sa vie. C’était sans doute une façon d’unir deux techniques, la narration et l’aquarelle, qu’il avait toujours travaillées en parallèle. Il a aussi fait quelques pages en couleurs dans un livre intitulé J’avais un rendez-vous. Pratt était quelqu’un qui dessinait beaucoup, qui avait beaucoup d’idées, beaucoup d’histoires dans la tête, et donc, pour lui, c’était un peu une perte de temps de réaliser aussi la mise en couleur. Il a toujours délégué cette tâche. Par contre, c’est toujours lui qui faisait entièrement les couvertures des albums. Il était très bon et avait vraiment un don pour raconter une histoire en une seule image. Ses couvertures, réalisées à l’aquarelle, sont très dynamiques et vous plongent dans l’ambiance du livre.
Que pensez-vous des nouvelles techniques de colorisation et du travail des jeunes coloristes ?
Autrefois, les planches étaient imprimées sur un papier aquarelle, et un film de noir servait à vérifier la couleur par transparence. Aujourd’hui, on ne travaille plus comme ça. Déjà, il n’y a plus de sociétés pour produire les films depuis la généralisation du numérique. J’ai résisté un moment, parce que j’avais mes habitudes, mes techniques avec la gouache diluée pour un rendu de type aquarelle. Mais j’ai dû passer à la tablette. Et je dois dire que c’est un instrument extraordinaire.
C’est la femme de Juan Díaz Canales, le scénariste des nouvelles histoires de Corto, qui m’a encouragée à travailler en numérique. Elle est aussi dessinatrice et elle m’a rassurée sur le traitement de type aquarelle offert par l’outil. Comme je viens d’un dessin de Pratt classique et que le public est habitué à tout un style d’images et de couleurs, je tenais à garder cela. Je n’ai donc utilisé que le pinceau virtuel aquarelle et le pinceau gouache. Il y a sûrement des dessinateurs qui pensent leurs planches en fonction des nouvelles possibilités du logiciel, mais ce n’était pas mon objectif. Néanmoins, j’aime cette nouvelle façon de faire mes aplats avec ces nouveaux moyens techniques. Je trouve qu’il y a des coloristes qui réalisent des mises en couleurs vraiment magnifiques, qui collent parfaitement avec le style du dessin et qui participent à sa réussite. Moi, j’accompagnais le dessin, mais chez certains coloristes, il y a un protagonisme plus important de la couleur sur les dessins. Ce sont de véritables artistes.
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