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Appartient au dossier : Le cinéma contemplatif d’Audrius Stonys

Libre et authentique, le peuple lituanien face à la caméra d’Audrius Stonys

Les films d’Audrius Stonys dévoilent les multiples facettes du peuple lituanien, trop longtemps dépossédé de son histoire. Découvrez l’attachement du cinéaste à ses compatriotes et à son pays, à l’occasion de la rétrospective qui lui est consacrée à la Bpi du 7 au 18 novembre 2024.

Une femme en robe rose est portée par deux hommes en costume, au cours d'un mariage. Elle a ses bras autour de leurs nuques.
Four Steps © Uku Films

Face à la domination des productions cinématographiques industrielles, « qui ne font que du « boum-boum » […], les films lituaniens n’existent plus », déplore un homme en conclusion de Fedia. Three Minutes After the Big Bang (1999). Les œuvres d’Audrius Stonys répondent précisément à ce désir des Lituanien·nes de voir des films qui leur ressemblent.

Le peuple lituanien possède un ensemble riche et complexe de facettes culturelles, historiques et sociales, que le réalisateur prend le temps de filmer. Héritier de la tradition documentaire lituanienne développée sous la censure du régime soviétique (1940 – 1991), il place la poésie au cœur de sa démarche, pour révéler cette identité plurielle de manière libre et authentique. « Même lorsque vous êtes empêché de vous exprimer ouvertement, la poésie permet de ne pas mentir », explique Audrius Stonys. Elle permet de composer une grammaire cinématographique évocatrice, laissant transparaître sans fard la vie quotidienne de ses compatriotes.

La liberté retrouvée des Lituanien·nes

La quête de l’identité lituanienne transparaît dès les prémisses de sa filmographie, avec Baltic Way (1990). Alors que l’URSS s’effondre, Audrius Stonys promène sa caméra le long de « la voie balte », une chaîne humaine de près de 700 kilomètres reliant Vilnius à Tallin le 23 août 1989. Les bougies, les fleurs, les banderoles, les voitures, les crucifix et les drapeaux deviennent les liens symboliques entre les deux millions de participant·es à cette manifestation sans précédent en faveur de la démocratie. Dans ce film, réalisé au sortir de ses études, Audrius Stonys capture l’élan de liberté qui anime ce peuple et que la voix off résume en quelques mots : « nous sommes en vie et nous déciderons nous-même de notre destin. »

La voie balte a permis au reste du monde de faire la connaissance des Lituanien·nes. Audrius Stonys ne pouvait manquer de filmer cette démonstration de leur caractère pacifique, faisant la preuve d’un peuple aimant, résilient, calme, mais déterminé et tourné vers l’avenir.

Le miroir que le peuple lituanien mérite

L’enseignante-chercheuse Caroline Zéau considère que le cinéma d’Audrius Stonys tend au peuple lituanien « le miroir qu’il mérite [après avoir été] trop longtemps dépossédé de son histoire ». Loin des productions industrielles, Audrius Stonys s’attache à rencontrer et filmer ses compatriotes sans attente particulière, dans le seul but de capter l’authenticité de leur existence. Dans Fedia. Three Minutes After the Big Bang, il interroge un homme, vraisemblablement un ouvrier sur son lieu de travail, assis devant un poster érotique, la main sur le goulot d’une bouteille de vodka, l’autre tenant une cigarette.

L’homme oppose un prudent silence aux questions du cinéaste, qui le filme alors de plus en plus près. Son regard perçant, ses mimiques, ses mains abîmées, ses vêtements, les objets qui l’entourent… deviennent alors les indices d’une des facettes sociales de la Lituanie. Ils révèlent les difficiles conditions de vie d’une partie de la population lituanienne, marquée par la précarité et l’alcoolisme (un marqueur que l’on retrouve aussi dans Ramin (2011) et Fedia. Three Minutes After the Big Bang). Le poster suggestif et la bouteille de vodka illustrent les tentations d’une échappatoire face à un quotidien austère, tandis que ses mains calleuses et ses vêtements tachés constituent les stigmates d’un travail manuel éreintant.

Traditions, gestes et paysages

Audrius Stonys s’applique à documenter les coutumes et traditions lituaniennes, à l’image de Four Steps (2008), une œuvre ethnographique sur le mariage et la transmission des rites à travers les générations. Composé d’extraits de films amateurs datant de 1961, 1972 et 1983, il ajoute d’autres images de mariage qu’il a tournées en 2007. Cette œuvre dévoile des motifs réguliers entre les époques : les danses, les tenues, l’ivresse, l’importance du repas, de la musique, de la décoration… Si ces traditions se répètent, elles deviennent peu à peu mécaniques, symbole d’un peuple profondément attaché à ses racines mais qui perdent progressivement leur sens.

Cependant, il existe un motif constitutif de l’identité d’un peuple que le temps n’efface pas aussi vite que celui des traditions : le paysage. Audrius Stonys s’en saisit dans Flight Over Lithuania or 510 Seconds of Silence (2000) et offre un regard neuf sur l’identité géographique lituanienne. Après une course dans un tunnel, nous sommes propulsés, à hauteur d’oiseau, au-dessus des paysages lituaniens. Apparaissent des prairies, des fermes entourées de bosquets, des champs cultivés, une ville qui s’étale entre mer et collines, des étendues vertes rainurée par des haies et des lignes électriques, un château qui émerge de la brume… Le film montre un peuple qui n’a pas totalement rompu le lien avec la nature qu’il habite : les espaces dont modelés mais demeurent préservés d’une artificialisation outrancière.

Cet attachement au vivant, Audrius Stonys l’a aussi documenté en filmant les gestes de ses compatriotes, comme dans Earth of Blind (1992), où une vielle femme tient contre elle, les yeux mi-clos, une brassée de foin dont se délectent deux chèvres. Ou encore dans Bridges of Time (2018), où Mark Soosaar, un des cinéastes dont s’inspire Audrius Stonys, apparait à l’image en train de biberonner un agneau.

« Un grand peuple sans âme est une vaste foule », assurait Alphonse de Lamartine. Le travail singulier et poétique d’Audrius Stonys donne à voir la résilience, la détermination et les traditions de ses compatriotes. Un cinéma libre qui célèbre la beauté des paysages et des gestes, et restitue la pleine mesure de ces multiples facettes du peuple lituanien encore trop méconnues.

Publié le 11/11/2024 - CC BY-SA 4.0

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