Portrait

Pierre Boulez et ses poètes

Musique

© Philippe Gontier / Ircam

En 2015, Pierre Boulez a eu quatre-vingt dix ans.
En écho à l’exposition Pierre Boulez, présentée à la Philhamonie de Paris du 17 mars au 28 juin 2015, la Bpi vous proposait de découvrir la somme de documents, probablement incomparable en libre-accès, dont il est l’auteur : enregistrements, partitions, concerts filmés ; ainsi que ceux qui lui sont consacrés : conférences, essais, entretiens. Toute cette documentation est disponible dans l’espace Musique, au niveau 3 de la bibliothèque.

Vous pourrez écouter et aborder la genèse de Pli selon Pli ou du Marteau sans Maître en vous reportant à la partition, tout en ayant à votre disposition, dans les riches rayons de littérature situés à proximité, les textes de René Char et Mallarmé, parmi tant d’autres sources auxquelles Boulez s’est, selon son expression, « allié«  : Artaud, Michaux, Cummings, Bonnefoy, Celan

Cette présence du compositeur dans nos rayons témoigne de ce que la Bpi et le Centre-Pompidou doivent à celui qui fut, aussi, le fondateur de l’Ircam : l’urgence à considérer que l’avenir de la musique passait par l’alliage et les frictions de celle-ci avec la technique, la politique et les formes d’expression artistiques et littéraires, peinture et poésie essentiellement, qui lui sont contemporaines.

Recherche de la base et du sommet

Curieusement, pour ceux qui ne la connaissent pas ou peu, la musique de Boulez reste associée à une espèce d’aridité, un éloignement hautain que des commentateurs influents ont à vrai dire intégralement construit à la mesure de leur propre hostilité, voire de leur ignorance. Ce sont eux qui ont éloigné du public cette musique trop généreuse.
Il est vrai qu’elle n’a pas été portée à l’écran comme celle de Ligeti (dans « 2001 » ou Shining, de Stanley Kubrick), ou n’a pas joui du recyclage pop dont ont pu faire l’objet celles de Pierre Henry ou Karlheinz Stockhausen (voir la cote de « Messe pour le temps présent » sur les sets de Djs, ou celle de Stockhausen dans des festivals comme
Sónar…).

Moins visionnaire en apparence, la musique de Boulez est d’emblée « classique » dans le sens où elle s’inscrit délibérément dans une tradition qui la rapproche plus de Stravinsky, Debussy (voire Berlioz) que des formes indéfiniment ouvertes, du remix ou de la transe post-new-age. En ce sens, son actualité ne s’impose pas aussi bruyamment. Et malgré l’immédiate séduction sonore qu’elle exerce, le chemin peut sembler plus long pour l’écouter vraiment.

Le chemin qu’a emprunté Boulez lui-même a l’évidence d’une voie d’escalade sur une paroi vierge : la paroi est là, bien visible ; les techniques sont disponibles, il les maîtrise ; ne reste plus qu’à tracer une ligne « 
de la base » au « sommet » (Char), et s’y engager. Quitte à être constamment surpris par les imprévus du terrain, les brusques changements de temps, l’ampleur de la tâche.

« Alliés substantiels »

Dans ce « work in progress » – notion à laquelle Boulez, qui la tient de ses lectures (Proust, Joyce, Kafka), est très attaché – les premières années (1940-50) sont décisives : il y a d’un côté l’enseignement de Messiaen qui le libère d’une probable trop grande dépendance au dodécaphonisme (« Schoenberg est mort », écrit-il en 1951) ; de l’autre un goût pour l’aventure théâtrale (il est directeur musical de la compagnie Renaud-Barrault).

Il y a surtout, d’emblée, la recherche d’« alliés substantiels« , qu’ils soient peintres – Klee, Cézanne, De Stael – ou poètes – Artaud, Bonnefoy, Mallarmé, Celan…, selon la formule de l’un d’entre eux : René Char.

« J’aimerais que votre travail, écrit René Char à Boulez suite à la transcription du Soleil des Eaux (1948), bien rangé en peloton redoutable, fusille proprement la bêtise de notre temps« .
Deux ans auparavant (1946), l’écrivain avait déjà prêté ses mots au musicien pour Le Visage Nuptial.

Ce n’était pas gagné, tant pour René Char 
« jusqu’à récemment, la musique ne se liait véritablement à la poésie – ou l’inverse – que parce que l’une des deux, dès la première mesure, était battue et complètement assujettie à l’autre »

le marteau sans maitre pochette

Le Marteau sans Maître, que Boulez a composé d’après le recueil éponyme de Char, lui assurera en 1952 une notoriété définitive. C’est en effet une démonstration : avec elle il n’y a plus d’un côté la recherche formelle, de l’autre le potentiel expressif. Ce que recherche – et trouve – Boulez c’est « la condensation du langage », « faire proliférer la musique … autour d’un noyau poétique ». L’oeuvre émeut d’autant plus que ses procédés sont rigoureux.

(Le Marteau sans maître, extrait : 9. Bel édifice et les pressentiments. Hillary Summers, mezzo-soprano. Ensemble Intercontemporain : Pierre Boulez)

poème

En 1952 également, Boulez fait une autre rencontre, celle du poète américain
E.E.Cummings. Les « compositions » du poète, dont la typographie et les déconstructions phonético-syntaxiques peuvent rappeler Apollinaire et le dadaïsme (mais dans un sens et un contexte radicalement différent), auront une résonnance par propagation aussi différée que forte sur Boulez.

Ce n’est que dix-huit ans plus tard, en 1970, qu’il écrira la pièce pour seize voix solistes, choeur et ensemble Cummings ist der Dichter.

(cummings ist der dichter, 2ème version 1986, extrait. BBC Singers – BBC Symphony Orchestra : Pierre Boulez)

Les premières Improvisations sur Mallarmé (l' »improvisation » en question est à prendre plutôt dans le sens kandinskyien que dans l’acception musicale convenue du terme, dont Boulez s’est toujours méfié) sont quant à elles écrites dans les années cinquante.

Elles donneront lieu à l’une des oeuvres pour voix et orchestre les plus ambitieuses du vingtième siècle, et sans doute l’un des chefs-d’oeuvre de Boulez : Pli selon Pli, dont trois états successifs ont été enregistrés (en 1969, 1981, 2001), selon la logique du « work in progress ».

un coup de dés

De prime abord, le rapport de Boulez à la poésie pourrait évoquer d’illustres prédécesseurs (Debussy, Ravel).

Comme un véritable talisman, Mallarmé figure d’ailleurs au catalogue des trois compositeurs. Mais seul Boulez a retourné le talisman sur son autre face : il a tiré pour sa pratique les conclusions des conceptions foncièrement dérangeantes qu’expose Mallarmé (dans La Musique et les Lettres, entre autres) sur la nature du langage, de la musique et de la poésie.

L’essai « Son, Verbe, Synthèse« , reproduit dans Points de Repère, et la conférence « Poésie – Centre et Absence – Musique«  que Boulez donnera en 1962 à Donaueschingen sur « Poésie pour pouvoir » (œuvre de Henri Michaux, qui donne son titre à une composition rejetée depuis par le compositeur) ont formalisé théoriquement ce que la pratique, d’instinct, avait établi : 

« L’influence que j’ai reçue de Mallarmé, explique t-il en 2002 dans Eclats, est d’autant plus forte que sa démarche peut se transcrire dans une autre matière artistique (….) Mais lorsque je parle de transcription, il ne s’agit évidemment pas d’une correspondance textuelle mais bien d’une transsubstantiation ».

(Pli selon pli, version définitive 1989, extrait : 9. Christine Schäfer, soprano. Ensemble Intercontemporain : Pierre Boulez)

Aussi bien Boulez n’a-t-il jamais « mis en musique » un seul poème.

Il les a – selon ses propres termes – alliés, transcrits, transposés, transsubstantiés.

Pierre Boulez à la Bpi

De tous les compositeurs majeurs de la seconde moitié du vingtième siècle (Ligeti, Berio, Stockhausen, ce qu’on a appelé » l’école de Darmstadt« ), Pierre Boulez, né en 1925, est sans doute celui dont le fonds de la Bpi recèle, librement accessibles, le plus grand nombre de documents sur tous les supports :

  • les treizez cds de l’œuvre complète, bien sûr ;
  • les nombreuses interprétations que Pierre Boulez a dirigé, en tant que chef d’orchestre, des oeuvres de ses contemporains comme des classiques (WagnerDebussyStravinskySchoenbergBartók…) ;
  • les partitions des pages parmi les plus importantes de l’oeuvre musicale (Le Marteau Sans Maître ; Notations ; Structures ; Sur incises…)
  • les essais du compositeur (Points de repère ; Jalons pour une décennie), sa correspondance  (avec John Cage, André Schaeffner) ; des entretiens, écrits ou radio ; des conférences et des concerts filmés (« Un certain parcours« , par exemple, enregistré Salle Pleyel le 28 mai 2010)

Publié le 12/09/2015 - CC BY-SA 4.0

Sélection de références

Oeuvres complètes

Oeuvres complètes

Boulez, Pierre (1925-....)
Universal Music France S.a, 2013

13 disques compacts
A la Bpi, niveau 3, Musique et documents parlés, 78 BOUL 4

Boulez conducts Webern, Carter, Varese, Berio

Boulez conducts Webern, Carter, Varese, Berio

Boulez, Pierre (1925-....) ; Webern, Anton (1883-1945) ; Carter, Elliott (1908-2012) ; Varèse, Edgard (1883-1965) ; Berio, Luciano (1925-2003)
Sony Bmg Music Entertainment, 2009

6 disques compacts
A la Bpi, niveau 3, Musique et documents parlés,  78.1 BOUL.P 2

Eclats/Boulez

Centre Pompidou
, 1986

A la Bpi, niveau 3, Musiques et documents parlés, 78 BOUL 2

Points de repère. T. 1, Imaginer

Boulez, Pierre (1925-....)
Christian Bourgois, 1995

A la Bpi, niveau 3, Musiques et documents parlés, 78 BOUL 1

Jalons (Pour une décennie) : dix ans d'enseignement au Collège de France, 1978-1988

Boulez, Pierre (1925-....)
Ch. Bourgois, 1989

A la Bpi, niveau 3, Musique et documents parlés, 78 BOUL 1

Douze Notations : pour piano (1945)

Boulez, Pierre (1925-....)
Universal, 1985

A la Bpi, niveau 3, Espace Musiques et documents parlés 78 BOUL 3

Structures : premier livre [et] deuxième livre [pour] 2 pianos à 4 mains

Structures : premier livre [et] deuxième livre [pour] 2 pianos à 4 mains

Boulez, Pierre (1925-....)
Universal, 1967

A la Bpi, niveau 3, Musiques et documents parlés, 78 BOUL 3

Le marteau sans maître : pour voix d'alto et 6 instruments

Le marteau sans maître : pour voix d'alto et 6 instruments

Boulez, Pierre (1925-....) ; Char, René (1907-1988)
Universal Edition, 1964

A la Bpi, niveau 3, Musiques et documents parlés, 78 BOUL 1

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