La poésie dans l’œuvre de Pierre Boulez
Pour le compositeur, chef d’orchestre, fondateur de l’Ircam et théoricien de la musique, qui aurait eu cent ans en 2025, poésie et musique sont « deux monstres sacrés dont on a maintes fois envisagé le duel ! ». Comment s’exprime cette dualité dans l’œuvre de Pierre Boulez ? Quels liens la musique tisse-t-elle avec la poésie dans les écrits et les partitions du compositeur ?
« La musique se lie à la poésie à des niveaux bien différents, avec plus ou moins d’intensité, de présence : de la simple épigraphe à la fusion ; de l’épisode anecdotique à la substance fondamentale. »
Pierre Boulez, Points de repère (t. 1, Imaginer).
Dans un article paru dans Libération du 20 juin 1983, intitulé « Si je pense à René Char », Pierre Boulez décrit l’emprise des poèmes sur son être et son élan créateur. « [La poésie] vous révèle, vous transmute en votre identification absolue », admet le compositeur. Boulez reconnaît ainsi les profondes transformations et bouleversements que provoque en lui la rencontre avec un texte poétique.
Recherche de la base et du sommet
La genèse de ses compositions, comme Pli selon Pli, ou Le Marteau sans maître, peut être abordée en se reportant aux partitions, mais aussi en se plongeant dans les textes de René Char et Stéphane Mallarmé, parmi tant d’autres sources auxquelles Boulez s’est, selon son expression,« allié ».
« Lorsqu’il tournait son regard vers une œuvre qui n’était pas de musique mais de peinture, de poésie ou de littérature, c’était toujours aussi pour y chercher des réponses musicales, c’est-à-dire une fois encore de technique musicale », précise Lambert Dousson dans Une manière de penser et de sentir. Essai sur Pierre Boulez (2017). Le chemin emprunté par le fondateur de l’Ircam tient de la voie d’escalade sur une paroi vierge : le mur est là, bien visible ; les techniques sont disponibles, il les maîtrise ; il ne reste plus qu’à tracer une ligne « de la base » au « sommet » (Char), et s’y engager. Quitte à être constamment surpris par les imprévus du terrain, les brusques changements de temps, l’ampleur de la tâche.
« Alliés substantiels »
Dans ce work in progress – notion à laquelle Boulez est très attaché – les premières années (1940-1950) sont décisives. Auprès d’un autre compositeur, Messiaen, il se libère d’une trop grande dépendance au dodécaphonisme, « méthode de composition fondée sur l’organisation systématique des douze sons de l’échelle chromatique », selon Le Petit Robert (2024). Et, aux côtés du comédien Jean-Louis Barrault, il développe un goût pour l’aventure théâtrale en tant que directeur musical de la compagnie Renaud-Barrault. Chez Boulez, il y a surtout, d’emblée, la recherche d’« alliés substantiels », qu’ils soient peintres – Klee, Cézanne, De Staël – ou poètes – Artaud, Mallarmé, Celan, Char, Cummings. Char prête ses mots à Boulez pour Le Visage nuptial en 1946 et, deux ans plus tard, pour Le Soleil des Eaux (1948). « J’aimerais que votre travail, bien rangé en peloton redoutable, fusille proprement la bêtise de notre temps », écrit le poète au compositeur dans une lettre datée de 1948, reproduite dans le livret Le Marteau sans maître, publié chez Deutsche Grammophon (2013). Cette œuvre, que Boulez a composée d’après le recueil éponyme de Char, lui assure en 1952 une notoriété définitive. Ce que recherche – et trouve – Boulez c’est« la condensation du langage », « faire proliférer la musique… autour d’un noyau poétique » (Complete Works, 2013).
Le Marteau sans maître, extrait : 9. Bel édifice et les pressentiments. Hillary Summers, mezzo-soprano. Ensemble Intercontemporain, dir. Pierre Boulez.
Dans sa collecte perpétuelle d’enrichissements artistiques et littéraires, le compositeur, convaincu que « tous les créateurs sont des prédateurs » (Éclats/Boulez, 1986), rencontre aussi le poète américain Edward Estlin Cummings, en 1952. Les « compositions » du poète, dont les assemblages et permutations peuvent rappeler Apollinaire et le dadaïsme, marquent Boulez sur le long terme.
Ce n’est que dix-huit ans plus tard, en 1970, qu’il écrit la pièce pour seize voix solistes, chœur et ensemble Cummings ist der Dichter.
Cummings ist der Dichter, 2e version, 1986, extrait. BBC Singers – BBC Symphony Orchestra, dir. Pierre Boulez.
Mallarmé, le talisman
Les premières Improvisations sur Mallarmé sont écrites dans les années 1950. Pour ces œuvres, Boulez s’inspire de Kandinsky, qui définit les improvisations comme des « traductions picturales d’événements profondément spirituels » (Kandinsky, Parcours exposition, Centre Pompidou, 2009). De ce travail, naît Pli selon Pli, l’une des œuvres pour voix et orchestre les plus ambitieuses du 20e siècle, et sans doute l’un des chefs-d’œuvre de Boulez. Trois états successifs ont été enregistrés en 1969, 1981 et 2001, selon la logique du work in progress.
Si Boulez s’inscrit dans la lignée de Debussy et Ravel en s’inspirant de Mallarmé, il se démarque par une approche plus profonde. Il reprend à son compte les conceptions qu’expose Mallarmé dans La Musique et les Lettres (1895) sur la nature du langage, de la musique, de la poésie, et leurs exigences réciproques. « L’influence que j’ai reçue de Mallarmé est d’autant plus forte que sa démarche peut se transcrire dans une autre matière artistique […] Mais lorsque je parle de transcription, il ne s’agit évidemment pas d’une correspondance textuelle mais bien d’une transsubstantiation », explique-t-il en 2002 dans Éclats.
Aussi bien Boulez n’a-t-il jamais « mis en musique » un seul poème. Il les a – selon ses propres termes – « alliés, transcrits, transposés, transsubstantiés ».
Pli selon pli, version définitive 1989, extrait : 9. Christine Schäfer, soprano. Ensemble Intercontemporain, dir. Pierre Boulez)
Pierre Boulez à la Bpi
De tous les compositeurs majeurs de la seconde moitié du vingtième siècle (Ligeti, Berio, Stockhausen, ce qu’on a appelé » l’école de Darmstadt« ), Pierre Boulez, né en 1925, est sans doute celui dont le fonds de la Bpi recèle, librement accessibles, le plus grand nombre de documents sur tous les supports.
- Les treize cds de l’œuvre complète, bien sûr ;
- Les nombreuses interprétations que Pierre Boulez a dirigées, en tant que chef d’orchestre, des œuvres de ses contemporains comme des classiques (Wagner, Debussy, Stravinsky, Schoenberg, Bartók…) ;
- Les partitions des pages parmi les plus importantes de l’œuvre musicale (Le Marteau sans maître, Notations, Structures, Sur incises…)
- Les essais du compositeur (Points de repère, Jalons pour une décennie), sa correspondance (avec John Cage, André Schaeffner), des entretiens, écrits ou radiophoniques, des conférences et des concerts filmés (Un certain parcours, par exemple, enregistré Salle Pleyel le 28 mai 2010
Publié le 07/04/2025 - CC BY-NC-SA 4.0
Sélection de références
Œuvres complètes
Pierre Boulez
Universal Music France, 2013
13 disques compacts.
À la Bpi, Musique, 78 BOUL 4
Boulez conducts Webern, Carter, Varese, Berio
Pierre Boulez, Anton Webern, Elliott Carter, Edgar Varèse, Luciano Berio
Sony Bmg Music Entertainment, 2009
6 disques compacts.
À la Bpi, Musique, 78.1 BOUL.P 2
Points de repère. T. 1, Imaginer
Pierre Boulez
Christian Bourgois, 1995
À la Bpi, Musique, 78 BOUL 1
Points de repère. T. 2 , Regards sur autrui
Pierre Boulez
Christian Bourgois, 2005
Publié à l’occasion des quatre-vingts ans de Pierre Boulez, ce volume regroupe des articles qui permettent de se familiariser avec des œuvres fondamentales à travers le témoignage de cette figure marquante du 20e siècle musical. Ils permettent de comprendre comment Pierre Boulez dirige des concerts à la tête des plus grands orchestres ou dans le cadre des institutions qu’il a fondées.
À la Bpi, Musique, 78 BOUL 1
Jalons (Pour une décennie). Dix ans d'enseignement au Collège de France, 1978-1988
Pierre Boulez
Christian Bourgois, 1989
À la Bpi, Musique, 78 BOUL 1
Structures. Premier livre [et] deuxième livre [pour] 2 pianos à 4 mains
Pierre Boulez
Universal, 1967
À la Bpi, Musique, 78 BOUL 3
Boulez and Mallarmé. A Study in Poetic Influence
Mary Breatnach
Scolar Press, 1996
À la Bpi, Musique, 78 BOUL 2
Une manière de penser et de sentir. Essai sur Pierre Boulez
Lambert Dousson
Presses universitaires de Rennes, 2017
« Une manière de penser et de sentir, une manière aussi d’agir et de se conduire » : dans le sillage de Michel Foucault qui définissait « la modernité » comme « pratique de soi », ce livre porte un regard philosophique inédit sur la pensée de Pierre Boulez (1925-2006). Figure centrale de la modernité musicale, sa pratique de compositeur s’est toujours accompagnée d’une réflexion théorique, qui fut parmi les plus profondes jamais menées sur la création artistique. Mais son ouvrage clé, Penser la musique aujourd’hui (1963), est aussi l’histoire d’une subjectivité qui se cherche, se perd et se retrouve dans le labyrinthe de sa pensée de l’art : une « herméneutique du sujet » que le présent livre analyse pas à pas. De l’écriture à l’écoute, de l’axiomatique à la prolifération, de l’exercice de la structure à la pratique de la coupure, du degré zéro de l’écriture à l’ambiguïté des espaces lisses et striés, c’est aussi un événement dans la pensée qu’il s’agit de ressaisir. Ainsi les interprétations de la pensée musicale de Pierre Boulez par ses contemporains Michel Foucault, Roland Barthes, Claude Lévi-Strauss, Gilles Deleuze et Félix Guattari, sont autant de points d’articulation où se déplace et se rejoue la question philosophique du sujet de la musique (quatrième de couverture).
À la Bpi, Musique, 78 BOUL 2
Pierre Boulez. Techniques d'écriture et enjeux esthétiques
Contrechamps, 2006
Un ouvrage consacré à l’analyse et à l’esthétique de la musique de Pierre Boulez. L’approche du langage musical conduit à des réflexions sur ses enjeux.
À la Bpi, Musique, 78 BOUL 2
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