Appartient au dossier : Bizarreries banales et extraordinaires
Porter un masque pour s’effacer, défier ou renaître
Planches de théâtre, carnavals, manifestations, podiums de fashion weeks… où qu’il soit utilisé, le masque transforme celui ou celle qui le porte. Cet artefact millénaire permet d’incarner des divinités, de défier les pouvoirs ou de réinventer les codes esthétiques. Découvrez les multiples visages de cet instrument de métamorphose, dans le cadre du dossier « Bizarreries banales et extraordinaires ».
Le visage comporte les principaux marqueurs de notre identité, mais il est aussi un vecteur de communication. Ses traits se modifient, consciemment ou inconsciemment, en fonction des émotions et offrent à l’autre une lecture du moi intérieur. Dans certaines circonstances ou pour des raisons personnelles, un individu peut avoir besoin de garder le contrôle de l’image qu’il livre de lui. On parle alors de masque social. Un pléonasme, selon Thomas Beaubreuil, psychothérapeute et chercheur en sciences sociales, qui explique : « Pourquoi se masquer s’il n’y a personne pour voir ? Le masque est fait pour être vu, il montre, il désigne, il a une fonction déictique : ce qui est important ce n’est pas le masque, mais ce qu’il désigne, ce qu’il masque tout en le désignant, ce qu’il cache tout en le montrant… »
Se cacher derrière une autre personnalité
Thomas Beaubreuil parle d’un masque fictif et immatériel, mais l’objet masque assume les mêmes fonctions de communication avec l’autre. Celui qui le porte s’efface partiellement pour laisser parler un moi fictif ou fictionnel. Ainsi, le masque tribal africain ou océanien est un médiateur entre le monde des vivants et un monde surnaturel. Il est associé à des rituels. Le théâtre antique ou le théâtre ancestral japonais sont également des espaces d’expression codifiés où le masque, à l’expression figée, comporte une dimension sacrée. Les acteurs sont tous des hommes, y compris sous les masques féminins.
Chaque masque a des traits exagérés qui permettent d’identifier le personnage joué. Ces règles confèrent une dimension universelle et accessible au spectacle. Les spectateur·rices, où qu’ils ou elles soient, ont la même histoire en partage. Même principe pour les comédien·nes masqué·es de la commedia dell’arte : les masques et costumes déterminent les attributs des personnages interprétés. Avec le masque, l’individu endosse une personnalité précise, mais aussi celle qu’il s’est choisie pour l’occasion. Cela lui donne une liberté folle. Dans le film Ah,Liberty! (2008), de Ben Rivers, projeté dans le cadre du cycle « Outsiders » de la cinémathèque du documentaire à la Bpi, les enfants sont souvent affublés de masques de leur création pour des séances de jeux endiablées.
Pour les adultes aussi, le masque permet de composer un univers parallèle, sans que leurs personnalités n’interfèrent avec l’imaginaire. Ainsi, les membres du groupe The Residents, avec leurs masques surprenants, ont cultivé un univers déjanté autant que le mystère autour de leur « véritable » identité. Le succès des Daft Punk doit également beaucoup aux casques qui les anonymisent. Sans visage affiché, le public peut plus facilement adhérer à la création et l’interprète s’affranchir des normes de la société sans craindre de représailles. C’est le personnage qui transgresse, pas la personne masquée. Le masque a le pouvoir magique de révéler l’audace et le courage de celui ou celle qui le porte.
Cette fonction transgressive de l’accessoire trouve naturellement sa prolongation dans le champ politique. En le portant, on peut se fondre dans un groupe, incarner des figures de lutte, défendre des causes et transformer l’anonymat en force collective.
Le masque comme étendard politique et révolutionnaire
La dimension politique du masque prend racine dans son héritage carnavalesque et médiéval. Dès cette époque, « il revêt un aspect très subversif [et] autorise une inversion des valeurs », lit-on dans le Dictionnaire encyclopédique du théâtre à travers le monde. Aujourd’hui encore, l’anonymisation masquée autorise une transgression des codes parce qu’elle suspend temporairement l’identité sociale. C’est ce qu’illustre parfaitement l’évolution du masque de Guy Fawkes : d’abord symbole d’une rébellion individuelle dans V for Vendetta, il devient l’emblème du mouvement hacktiviste Anonymous et des internautes attaché·es à une conception absolue de la liberté d’expression.
Dans le film documentaire Nuestra voz de tierra, memoria y futuro de Marta Rodríguez et Jorge Silva (1981), également présenté à l’occasion du cycle « Outsiders », un masque de diable occupe le rôle central. Il est porté par un personnage composite qui fusionne tous les oppresseurs historiques des peuples autochtones sud-américains. Il incarne le « conquistador » ou le « gringo », qu’il soit propriétaire terrien, policier à cheval ou exploitant minier : autant de figures qui « pactisent avec le diable », d’après le témoignage de membres du peuple Coconuco.
Camouflages et luttes féministes
Le masque est donc éminemment politique. Le féminisme, dans ses combats les plus récents, ne s’y trompe pas et reprend aussi cet artefact à son profit. Au Chili, les rangs du vaste mouvement de révolte sociale et politique initié en 2019 étaient gonflés par la présence de nombreux collectifs féministes. Grimées, cagoulées, les yeux bandés, masquées tant pour échapper aux gaz lacrymogènes qu’à la surveillance et la répression policière, des collectifs comme LasTesis (à l’origine de la performance Un violador en tu camino – Un violeur sur ton chemin) font de cet objet un étendard de leurs revendications.
Autre exemple, le groupe de plasticiennes Guerrilla Girls, qui utilise des figures de gorilles pour dénoncer les discriminations sexistes et racistes dans le monde de l’art et s’attaquer frontalement aux institutions. Le collectif russe Pussy Riot procède de même. Leurs cagoules colorées ne cachent pas seulement leur identité, elles créent une esthétique de la résistance dans un contexte russe autoritaire où la dissidence est réprimée.
Cette tradition de l’artifice remonte loin dans l’histoire du féminisme moderne. Claude Cahun et Marcel Moore, dès leur rencontre au début des années 1910, « optent intuitivement pour une théâtralisation masquée de leur identité » pour vivre leur amour et le dissimuler. Le motif du masque traverse ensuite toute l’œuvre de ces deux artistes engagées pour « dynamiter les frontières du masculin et du féminin, de l’oriental et de l’occidental, du beau et du monstre », comme le décrit Eva Prouteau en novembre 2022 dans la revue 303. Claude Cahun formule ainsi dans Aveux non-avenus : « Il nous faudra nous masquer. Faire chaque nuit peau neuve et nouveaux paysages. » Une maxime que l’artiste applique sous l’Occupation allemande, usant de masques et de stratagèmes pour entrer en résistance, maintenir l’ambigüité sur son homosexualité et échapper au regard oppresseur.
Claude Cahun, Autoportrait au masque, 1928.
© Gérard Blot/Agence photographique de la Réunion des Musées Nationaux – Grand Palais des Champs Elysées. Domaine public
Qu’il permette de contourner la censure, d’échapper aux représailles ou d’incarner une figure de résistance, le masque transcende sa fonction première pour devenir un instrument de révélation politique et de dénonciation. La mode s’en saisit aussi pour préfigurer une certaine esthétique des corps et des visages.
L’effacement du visage, version haute couture
Le 9 juillet 2025, Glenn Martens succède à John Galliano à la direction artistique de la maison de haute couture Margiela. Il propose un voyage vestimentaire au milieu des grandes cathédrales gothiques, dans un geste qui conjugue résilience matérielle et fiction poétique. Il y rejoue l’un des motifs fondateurs de la maison : le masque comme médium critique. Réalisés en métal, en dentelle ou en cristaux récupérés, ses œuvres recomposent les fragments d’une mémoire architecturale. Depuis 1989, Margiela fait de l’effacement du visage une signature : collants opaques, voiles fluides, masques perlés ou cristallins. Le masque fait glisser l’attention depuis le corps vers l’objet, depuis l’individu vers le vêtement.
Pour comprendre ce que la mode fait au masque aujourd’hui, il faut d’abord comprendre ce que le masque a toujours fait à la mode. Ce sont d’abord les masques funéraires qui ont légué à la mode une idée de figuration précieuse : matière lourde, visage stylisé, fixité ostentatoire. À Venise, les loups noirs ou brodés, portés au bal ou dans la rue, prolongent les codes de l’élégance en jouant avec la ligne du regard. Progressivement, les voiles, les perles, les passementeries deviennent une extension de la parure. En France, c’est dès la Renaissance qu’il se fixe durablement sur les visages. Le visard, masque ovale en velours noir porté par les femmes aristocrates sert à préserver le teint tout en s’octroyant une forme d’autonomie dans l’espace public. Cette discrétion stratégique annonce déjà ce que le masque deviendra dans la mode : un dispositif d’émancipation ambigu, à la fois silencieux et revendicatif.
Alexander McQueen s’inscrit dans le prolongement de ce phénomène. Dans sa collection « Dante » (automne-hiver 1996), les mannequins masqué·es, croix blanches sur les visages, défilent dans une église londonienne. Cette dramaturgie du voilement trouve une forme d’écho raffiné sous la direction de Sarah Burton, qui lui succède en 2010. Elle propose une collection automne-hiver 2013-2014, conçue autour de figures religieuses. En couvrant le visage tout en exposant les épaules ou la taille, la créatrice inverse les points de tension du corps. Chez Sarah Burton, le masque est une fête.
Masques de bon augure
Dans cette constellation de pratiques, certain·es créateur·ices engagent des gestes qui prendront tout leur sens quelques années plus tard. Dans un monde où l’air devient irrespirable, où il faut se couvrir pour se défendre, le masque n’est plus un artifice, mais une condition de survie. Bien avant que le masque n’envahisse l’espace public et que la pandémie ne pousse la mode à s’en emparer massivement, Walter Van Beirendonck couvre intégralement ses mannequins de bulles de plastique ou de masques à gaz, comme lors de son défilé automne-hiver 1999-2000.
Marine Serre aussi en avait déjà fait une pièce centrale de son vocabulaire. Dès 2018, elle intègre dans ses collections des cagoules et couvre-visages conçus à partir de textiles recyclés, à mi-chemin entre accessoire sanitaire, geste stylistique et réflexion écologique. Chez la créatrice, le masque n’est ni décoratif ni circonstanciel : il est pensé comme une membrane, une forme organique entre le soi et l’extérieur.
Deux ans plus tard, la Covid-19 donne au masque une visibilité inédite. Il oblige les créateur·rices à repenser le visage comme surface de création. Ce glissement, nourri par l’urgence, se prolonge sur les podiums. Un déplacement que l’on retrouve de manière particulièrement nette dans les défilés londoniens de l’automne 2022. Chez Simone Rocha, les cagoules brodées de cristaux s’accrochent au visage comme des bijoux protecteurs, entre vulnérabilité et apparat. Richard Quinn, dans une démarche plus baroque, pousse à l’extrême le recouvrement : masques troués, chapeaux déformés, silhouettes saturées jusqu’à la caricature.
Dans la mode, on ne porte pas seulement un masque, on devient le masque. Il fait vaciller les frontières entre surface et sujet. Le vêtement, dès lors, ne s’adresse plus seulement au regard : il produit une figure. Parfois provocateurs (Undercover et ses masques « brain washed generation »), parfois spectaculaires (les doubles visages de Gucci, les masques cubistes de Viktor & Rolf), ces objets brouillent les frontières entre art et accessoire. Ils réactivent un potentiel carnavalesque, au sens que donnait l’historien Mikhaïl Bakhtine au carnaval : inversion, désordre, désir.
Au fond, la mode semble rejouer l’un des paradoxes soulevés par le philosophe allemand Georg Simmel dès le début du 20e siècle. Le masque uniformise autant qu’il distingue. Il produit une singularité visible tout en l’inscrivant dans une norme esthétique. Ce que le masque donne à voir, ce n’est pas l’absence, mais la transformation. Il fait du visage un espace de potentialités. Et, dans ce geste, il réenchante le rapport au corps, à l’autre, au monde.
Publié le 21/07/2025 - CC BY-SA 4.0
Masque
Chris Rainier
La Martinière, 2019
Accompagnées de notes ethnographiques détaillées, ces photographies illustrent la diversité des masques portés autour du monde par différents peuples lors de cérémonies traditionnelles. Grâce à ses clichés, Chris Rainier espère garder une trace de ces pratiques rituelles menacées de disparition. © Électre 2019
À la Bpi, 396 RAI
Faces. Une histoire du visage
Hans Belting
Gallimard, 2017
Lorsque l’être humain paraît sur un tableau, c’est toujours le visage qui en occupe le centre. Par son caractère vivant, le visage se dérobe à toutes les tentatives de le fixer en image. L’art européen du portrait n’a réussi, pour l’essentiel, qu’à engendrer des masques. Cette histoire retrace, à travers peintures, photographies et films, la course éperdue des images à saisir la réalité du vivant. © Électre 2017
À la Bpi, 7.152 BEL
Le masque. Du rite au théâtre
Odette Aslan, Denis Bablet
CNRS Éditions, 2005
Traite des divers aspects du masque, sacré ou profane, de son rôle et de ses fonctions dans les rituels dionysiaques, des séances chamaniques, des carnavals, avant d’aborder la commedia dell’arte, les spectacles du Théâtre du soleil ou du Bread and Puppet.
À la Bpi, 792(091)’’4’’ VOI
Mascarades et carnavals. Exposition, Paris, Musée Dapper, 2011-2012
Christiane Falgayrettes-Leveau (dir.)
Dapper, 2011
En Afrique et dans les Amériques, les carnavals se vivent comme des rituels au sein desquels s’édifient et se structurent des communautés. Dans les Caraïbes, ils s’inspirent à la fois de carnavals européens traditionnels et de cérémonies propres à leurs origines culturelles non occidentales. Dans tous les cas, les masques et la performance marquent ces fêtes.
À la Bpi, 396 MAS
Masques
Revue 303, n°173
Éditions 303, 2022
De carnaval ou de sécurité ? Tragique ou comique ? Mortuaire ou professionnel ? Ce numéro de la revue 303 embrasse la diversité des masques et leur pouvoir de reconfigurer notre rapport à soi et à l’autre. Comment leurs multiples visages révèlent-ils tout en cachant ? À moins qu’ils ne dissimulent tout en donnant à voir ? Se découvre au fil des pages l’immense richesse polysémique d’un sujet capital dans l’art, le monde du travail, la parade costumée, la subversion politique, la médecine et l’architecture, sans oublier la séduction…
À la Bpi, 7(0) TRO
Visages. Du masque grec à la greffe du visage
Dominique Baqué
Éditions du Regard, 2007
Partant de l’idée que le visage, loin d’être une expérience innée, est à penser comme une construction symbolique et culturelle, cette étude analyse les moments où l’histoire et l’art ont mis en crise la visagéité, de la Grèce ancienne au monde contemporain, et montre qu’il s’agit d’un concept récent dans l’histoire de l’Occident et prend la mesure de la blessure que le 20e siècle lui a infligée.
À la Bpi, 7.152 BAQ
Guérilla kit. Ruses et techniques, des nouvelles luttes anticapitalistes
Morjane Baba
La Découverte, 2008
Panorama des techniques de contestation politique radicale, des méthodes de désobéissance et des stratagèmes de subversion développés lors des sommets de Gênes, ou Porto Alegre. Avec des légendes ou héros qui ont marqué l’imaginaire dans lesquelles se trouvent des pirates, Robin des Bois ou Ewoks.
À la Bpi, 32.6 BAB
Faire face. Le visage et la crise sanitaire
Martin Steffens
Première partie, 2021
Une réflexion sur le visage comme organe politique et fondement du contrat social, dans une période où celui-ci, masqué, tend à disparaître de l’espace public, crise sanitaire oblige. Soulignant l’importance de la figure humaine dans les relations sociales, les auteurs s’interrogent sur les conséquences psychologiques de la crise, dévoilant une stratégie de résistance à la négativité ambiante. © Électre 2021
À la Bpi, 115.4 STE
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