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Appartient au dossier : Le petit monde de Posy Simmonds

« C’est toujours les femmes qui prennent »
Les héroïnes de Posy Simmonds

Des débuts de Posy Simmonds dans la rubrique féminine du Guardian jusqu’à ses trois romans graphiques qui mettent des héroïnes au premier plan, l’autrice scrute les évolutions de la condition féminine. À la fois objets de désir et de mépris, muses et ménagères, ses personnages doivent lever bien des obstacles pour parvenir à l’épanouissement. Balises observe la mise en scène des femmes dans l’œuvre de Posy Simmonds, à l’occasion de l’exposition qui lui est consacrée à la Bpi, à l’automne 2023.

Au cœur de la planche, Tamara en short, comme une déesse et autour, la réaction des personnages à sa présence.
Posy Simmonds, Tamara Drewe (2008) © Denoël Graphic / Posy Simmonds

Lors de son premier séjour à Paris à dix-sept ans, Posy Simmonds fait la lecture du Deuxième sexe (1949) de Simone de Beauvoir. Elle y retrouve ses préoccupations de jeune fille, vouée au mariage et à la vie de famille plutôt qu’à l’accomplissement personnel. Elle constate ensuite les difficultés à traduire le féminisme en changements concrets. Lors des cinquante ans de la page « Femmes » du Guardian, en 2007, Posy Simmonds déclare ainsi, au sujet de la condition féminine, que « les choses se sont améliorées, sont restées les mêmes et ont empiré ». L’écrivaine et dessinatrice met régulièrement en perspective la vie de ses contemporaines, notamment en transposant au 20e et au 21e siècles les intrigues de trois romans du 19e siècle. 

Désir, irritation, désapprobation

Le regard des hommes hétérosexuels sur les femmes semble n’avoir guère varié depuis le 19e siècle : ils se transforment au contact de celles dont l’apparence physique correspond aux normes de beauté de l’époque. Gemma Bovery et Tamara Drewe, personnages éponymes des romans graphiques publiés en 1990 et 2007, en font le constat : la première après avoir fait refaire son nez, la seconde dès qu’elle a retrouvé une fine silhouette à grands renforts d’exercices sportifs, et adopté une élégance « à la française ».

Les jolies femmes, constamment sexualisées, sont aussi réprouvées et harcelées. À l’apparition de Tamara, représentée par Posy Simmonds comme une Vénus moderne, Glenn, un universitaire américain, note « du désir, oui… mais aussi surprise, irritation, désapprobation ». Tout en moquant les tentatives littéraires de la jeune femme, il tente de l’embrasser : elle est désirable sans être respectable.

Si Tamara fait sensation parmi les hommes, elle ne laisse pas non plus indifférentes les autres femmes. Beth, sa voisine, ne peut s’empêcher de condamner le short court de Tamara, reprenant à son compte les pires arguments sexistes : « si on ressemble à un jouet sexuel, on est traité comme tel ». Deux adolescentes du village prennent aussi leur part dans le harcèlement dont Tamara est victime : utilisant frauduleusement son adresse mail, elles envoient notamment des propositions sexuelles à ses contacts. 

Finalement, Tamara s’avoue déçue par sa rhinoplastie : si elle constate que « l’offre sexuelle augmente », elle admet aussi que « tout le monde sait que la beauté n’est pas la garantie d’une relation durable » et regrette que les hommes ne sachent « admirer la Beauté Intérieure, la seule qui compte ». D’ailleurs, comme elle le constate amèrement à la fin de ses aventures, « c’est toujours les femmes qui prennent ». Victime de la concupiscence comme de la jalousie, Tamara fait le choix d’une vie plus discrète.

Gemma, quant à elle, doit subir le harcèlement du boulanger Joubert, qui projette sur la jeune femme ses fantasmes littéraires et érotiques et, par lettre anonyme, tente de la séparer de son amant. Elle prend finalement conscience que sa liaison avec un châtelain ou les retrouvailles avec son ancien compagnon lui ont valu plus de désagréments que de joies, et semble décidée à retourner vers son mari.

« Pourquoi la vertu est-elle si morne ? »

D’autres personnages féminins font face, chez Posy Simmonds, à des difficultés affectives et sociales. Les femmes s’insèrent dans le monde professionnel, mais leur place y reste problématique. Mrs Weber (héroïne de la série Mrs Weber’s Diary, 1979), écrivaine, doit composer avec son rôle d’épouse et de mère. Le même constat est fait dans Literary Life (2014), où les femmes restent dans l’ombre des auteurs, dont elles doivent apaiser la détresse créative, quand elles ne sont pas réduites au rôle d’hôtesses avenantes et disponibles lors des soirées mondaines.

La vie de couple n’est pas moins compliquée. Dans Tamara Drewe, Beth voit se fissurer ses rêves d’harmonie conjugale : pour faire vivre la résidence d’écrivain·es et assurer le prestige de son mari, elle se fait tour à tour hôtesse, cuisinière, fermière et secrétaire… mais n’en demeure pas moins délaissée et malheureuse, et elle s’interroge : « Pourquoi la vertu est-elle si morne ? »

En arrière-plan des récits, Posy Simmonds représente d’autres personnages d’épouses discrètes, dont on devine les frustrations face à une charge mentale et affective que semblent ignorer leurs maris. Martine, par exemple, l’épouse de Joubert, doit pallier la distraction de son conjoint, tout absorbé par sa passion secrète pour Gemma. Judi, l’ex-compagne de Charlie, doit assurer la garde des enfants après qu’il s’est remarié avec Gemma et a quitté l’Angleterre.

A contrario, Cassandra Darke, dans le roman graphique du même nom (2018), refuse d’obéir aux diktats de la séduction hétéronormée : dissimulée sous sa chapka, peu soucieuse de son apparence, elle a renoncé, après son divorce, à toute aventure amoureuse. Elle reconnaît : « Je n’ai d’intérêt ni pour la vie domestique, ni pour les enfants. Je suis solitaire, responsable devant personne, à charge de personne. » Si cette liberté d’attitude et cette indifférence aux autres paraissent un temps la réjouir, elle reste, pour celleux qui la croisent, une femme aigrie et égoïste. Découvrant l’aventure amoureuse de sa nièce Nicki, elle regrette finalement d’avoir si peu cédé au désir : « Réalisant soudain que ma défiance envers le sexe n’avait été que couardise, peur de perdre le contrôle. Je m’étais refusé le plaisir. »

« Regarder les choses pousser »

Qu’elles rêvent de séduction comme Tamara, d’élans romantiques comme Gemma, de conjugalité heureuse comme Beth, ou d’isolement bourgeois comme Cassandra, chacune des héroïnes de Posy Simmonds se heurte aux réalités complexes et décevantes d’une société patriarcale. Les relations avec les hommes, faites de convoitise ou d’indifférence, sont loin de présenter l’harmonie dont certaines rêveraient. Quelques personnages féminins parviennent pourtant à se frayer une voie vers une forme de bonheur, au-delà des illusions et des frustrations. Tout le talent de Posy Simmonds consiste à représenter avec humour et légèreté la désillusion de ses personnages qui, comme le dit Beth, apprennent peu à peu à simplement « regarder les choses pousser ».

Publié le 13/11/2023 - CC BY-SA 4.0

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