Le manuel de santé des femmes Notre corps, nous-mêmes paraît en 2020 dans une version actualisée, quarante ans après sa première publication en France. Deux membres du collectif à l’initiative du projet, Mounia El Kotni, anthropologue, et Mathilde Blézat, journaliste indépendante, reviennent sur l’élaboration de cet outil d’appropriation des savoirs et d’émancipation des femmes.
Quelle est l’histoire de Notre corps, nous-mêmes ?
Mounia El Kotni – Our Bodies Ourselves est édité pour la première fois aux États-Unis en 1970 par le Collectif de Boston pour la santé des femmes. Ses membres constatent que les femmes ne connaissent pas leur corps et qu’elles doivent interroger les médecins pour obtenir des informations. Elles organisent des groupes de parole et d’auto-examen afin d’acquérir ces connaissances par la pratique. En publiant ce livre, elles souhaitent diffuser ces savoirs. L’ouvrage rencontre un grand succès et il est largement diffusé dans le monde.
En 1977, en France, un collectif de femmes publie sa propre version du manuel pour répondre au même besoin de connaissances. Il ne s’agit pas d’une traduction de l’ouvrage américain mais d’une version écrite au regard du contexte français. Notre collectif s’est formé en 2016 pour réaliser une nouvelle version de Notre corps, nous-mêmes. Nous nous inscrivons dans la lignée des collectifs américains et français.
Quelle méthodologie avez-vous adoptée ?
Mathilde Blézat – Nous avons commencé par constituer le sommaire en nous inspirant de celui de l’édition de 1977, selon une perspective féministe, non-jugeante, en essayant de représenter la diversité des vécus et des choix des femmes. Une fois les thématiques définies, nous nous sommes réunies tous les deux mois.
Durant chaque réunion nous organisions un atelier, entre nous, suivant la méthode de Notre corps, nous-mêmes : partir des témoignages et des groupes de parole. Nous avons, par exemple, parlé de nos premières expériences dans la sexualité ou notre rapport à la puberté durant l’adolescence. Chacune écrivait sur un papier des anecdotes dont nous discutions ensuite. Ces échanges ont nourri les différents chapitres.
Nous nous sommes ensuite réparti les thèmes par binômes. Chaque binôme organisait des ateliers pour aborder un sujet avec un groupe de cinq à dix femmes. Nous avons contacté des groupes militants pour nous aider sur des sujets spécifiques. Par exemple, le collectif toulousain Zef organise des groupes de parole sur la sexualité et la vie affective avec des personnes en situation de handicap mental. Ses membres nous ont permis de rencontrer des femmes pour parler de désir, de violences sexuelles ou de normes de corps. Lorsque nous identifiions des manques sur un sujet, par exemple sur la santé mentale ou des complications de la grossesse, nous réalisions des entretiens individuels.
M.E.K. – Nous avons rencontré quatre cents femmes pour écrire ce livre. Donner une place centrale à leurs témoignages est un choix politique. Leur parole est au cœur de la méthode de Notre corps, nous-mêmes et est aussi importante que les parties didactiques.
M.B. – Les témoignages donnent une dimension personnelle au livre qui peut être plus parlante pour certaines lectrices. Les anecdotes font écho à des histoires que nous avons toutes vécues d’une manière ou d’une autre.
Quels thèmes avez-vous ajoutés ou modifiés par rapport à l’édition de 1977 ?
M.E.K. – Nous avons commencé à travailler sur le manuel en pleine réémergence de questions féministes autour du corps. Nous les avons intégrées en ajoutant, par exemple un cahier sur les règles et la ménopause. Nous avons aussi ajouté une partie sur le sida qui n’existait évidemment pas en 1977. Nous avons cherché à représenter la diversité des femmes, du point de vue de l’orientation sexuelle, des origines sociales ou de l’appartenance ethnique. Dans l’édition de 1977, le collectif accordait une place aux lesbiennes dans un unique chapitre pour parler depuis leurs vécus situés. Nous avons choisi d’intégrer ces questions dans chaque atelier.
M.B. – Cette diversité est déjà présente au sein du collectif. Cela nous a permis de porter des points de vue multiples. Les normes de genre étaient abordées de manière bien plus diluées alors qu’elles occupent aujourd’hui une place importante. Nous avons donc ajouté une partie sur les identités de genre et la transition. Une partie du chapitre sur la santé donnait des conseils diététiques. Nous avons choisi de travailler plutôt sur les troubles alimentaires comme l’anorexie ou la boulimie, un sujet qui s’est développé à partir des années quatre-vingts. La légalisation de l’avortement et de la pilule remontent aux années soixante et soixante-dix. Nous avons pu développer une distance critique sur la contraception hormonale ou, en tout cas, poser des questions qui n’apparaissaient pas à l’époque.
Relire l’édition de 1977 m’a donné un autre regard sur l’époque. Je pensais que la place prise aujourd’hui par la mode et l’industrie de la beauté avaient fait empirer les questions d’image de soi, mais des femmes disaient déjà dans l’édition de 1977 trouver leur corps trop gros, leurs seins trop petits, etc. C’était intéressant de lire leurs propos sur la libération sexuelle, qu’elles constataient que les femmes n’y avaient pas gagné.
M.E.K. – La pertinence encore aujourd’hui des textes sur les violences et le harcèlement dans l’édition de 1977 est également saisissante.
La dimension collective est une partie essentielle du projet. Reste-t-elle importante aujourd’hui ?
M.E.K. – De nombreux groupes de paroles et d’auto-examen se créent actuellement en France. Je suis heureuse, en tant que chercheuse, que ces questions ne soient pas portées que par les milieux universitaires. Ces échanges permettent de questionner nos représentations et nos connaissances mais aussi de réaliser que nous avons des vécus en commun, malgré nos différences.
M.B. – Les ateliers ont eu un effet transformatif : nous en sommes ressorties plus fortes ou, au moins, plus conscientes des vécus des unes et des autres. Les participantes nous ont dit que cela avait mis des mots sur des douleurs, qu’elles en étaient ressorties soulagées. Nos différences nous ont également permis d’approfondir nos chapitres et de les rendre aussi accessibles que possible. J’ai beaucoup appris des autres et j’apprends encore des choses en ouvrant le livre.
Pourquoi cette démarche de réappropriation des savoirs est-elle encore nécessaire ?
M.B. – Aujourd’hui, il faut aller sur Internet pour trouver certaines informations. J’ai déjà fait des recherches en ligne en décrivant mes symptômes, de manière angoissée, pour arriver sur des forums ou des sites aux visions très normatives. L’idée de Notre corps, nous-mêmes est de s’éloigner des injonctions et de proposer plusieurs pistes aux femmes grâce à la diversité des témoignages collectés. Cela leur permettra de faire des choix qui leur correspondent.
M.E.K. – Elles pourront consulter le livre à différents moments de leur vie, selon les questions qu’elles se posent. La combinaison de la santé, du genre et de la thématique de l’auto-défense en fait un ouvrage particulier. Ces sujets sont abordés aujourd’hui par des groupes de parole, les centres du Planning familial ou les brochures en ligne, mais ils sont dispersés. Les regrouper dans un livre unique me paraît important.
Enfin, on a l’impression qu’on parle de sexualité plus librement aujourd’hui et que les tabous sont brisés. Pour quelle partie de la population est-ce le cas et quelles sont les sources d’information disponibles ? On ignore encore beaucoup de choses, même en France en 2020, et c’est important d’avoir une source fiable. J’espère que le manuel circulera notamment auprès des pré-adolescentes et des adolescentes.
Autres contributrices : Nina Faure, Nathy Fofana, Hélène de Gunzbourg, Marie Hermann, Nana Kinski, Yéléna Perret.
Un manuel politique et féministe publié en 1973 sur les étapes de la vie des femmes, de l’enfance à la vieillesse en passant par la puberté. Leur place dans la société est abordée, ainsi que leur sexualité, leur vie professionnelle, affective et familiale, les questions de santé ou encore les moyens de se prémunir contre les violences.
France Culture consacre un article à Notre corps nous-mêmes enrichi, notamment, d’un épisode de « La Fabrique de l’histoire » sur le combat des femmes pour le droit à l’avortement.
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